( Les derniers mois de 1532.)
[Guillaume] Farel chassé de Genève, le coeur plein d'amour pour ceux
qu'il avait dû quitter, songeait aux moyens de les faire évangéliser
et, tout en opérant sa retraite, préparait, comme un général habile,
de nouveaux et plus heureux combats. Après avoir salué les chrétiens
d'Orbe et de Grandson, il se rendit sur le bord méridional du lac de
Neuchâtel, dans un village nommé Yvonand, où se trouvait un jeune
chrétien de vingt-deux ans nommé Antoine Froment, né en 1510, au val
de Frières en Dauphiné, d'un an plus jeune que Calvin et compatriote
de Farel. Le réformateur invita divers évangélistes à se réunir dans
ce village, et vers le milieu d'octobre, on y vit arriver Olivétan,
qui n'avait pu rester à Genève après le départ de ses deux amis, Adam,
Martin (peut-être Martin Gouin des Vallées), Guido (ce n'est point
Guido ou Guy de Brès, le réformateur belge) qui, avec Farel, Saunier,
Froment et quelques autres y formèrent un petit concile. Farel rendit
compte de sa mission; il raconta son voyage aux vallées du Piémont;
puis il décrivit la réception orageuse qu'on lui avait faite à Genève.
Chacun considérait avec intérêt l'évangéliste fugitif, qui venait
d'échapper comme par miracle aux violences des prêtres genevois.
Froment surtout ne détachait pas les yeux du réformateur; chacune des
paroles de Farel faisait sur lui l'impression la plus vive; et indigné
contre les ministres de la papauté, il s'apitoyait sur le sort des
huguenots que les complots du clergé privaient des trésors de la
Parole de Dieu. Farel fixant sur lui ses regards lui dit : « Allez et
essayez si vous pouvez avoir entrée dans Genève pour y prêcher. »
Froment fut troublé, interdit. Il avait de l'instruction et des
talents; mais il était jeune, sans expérience et n'avait pas cette
fermeté de caractère, cette persévérance, qui distingua les autres
réformateurs. Ses sentiments étaient vifs, son imagination ardente,
mais son caractère était inconstant et un peu léger; on a cru que
c'était la vue des excès de Rome, plus encore que les attraits
intérieurs de la Parole de Dieu, qui l'avait attiré vers la
Réformation.
« Hélas! mon père, dit-il à Farel, comment affronter les ennemis
devant lesquels vous avez dû fuir? » « Commence, lui répondit Farel,
comme je commençai à Aigle, où je fis d'abord le magister [maître] et
enseignai les petits enfants; tellement que les prêtres me donnèrent
eux-mêmes licence de prêcher. Il est vrai qu'ils s'en repentirent
bientôt. Il me semble entendre encore le vicaire s'écrier : Oh! que
j'eusse plutôt perdu une main, que d'introduire cet homme!... car il
nous fera ruiner tout notre cas. Mais il était trop tard; la Parole de
Dieu avait fait une oeuvre; la messe et les images tombèrent. »
Froment, alors plein d'ardeur et de zèle, commençait à se faire un peu
à l'idée d'aller dans cette ville qui chassait les prophètes. Farel
s'en aperçut; il insista et encouragea son disciple par le souvenir
des grands dangers qu'ils avaient courus : « Mon cher Froment, lui
dit-il, tu crains Messieurs de Genève... mais n'étais-tu pas avec moi
quand je plantai l'Évangile sur les terres de Bienne, par les
montagnes, au val Saint-Imier, à Tavanne et près de ce mont que Jules
César fit percer (Pierre Pertuis)?... N'étais-tu pas avec moi quand je
m'en allai à Neuchâtel et prêchai au milieu des places, des rues et
des villages circonvoisins [environnants]? Ne te souvient-il pas que
nous reçûmes souventes fois nos censes (rentes) à savoir coups et
outrages, principalement une fois à Valengin, où mon sang est demeuré
plus de quatre ans sur les pierres d'un petit temple, près duquel les
femmes et les prêtres me battaient en pressant ma tête contre les
murailles, tellement qu'il ne s'en fallut guère qu'ils nous tuassent
tous deux?... » Ces souvenirs n'étaient pas très encourageants.
Quelques-uns appuyaient Farel; d'autres pensaient que le garçon de
vingt-deux ans était bien jeune pour être jeté dans un gouffre
épouvantable, car Genève les épouvantait. Froment ne put se décider
encore à tenter l'entreprise...