(Novembre et décembre 1532.)
Farel, voyant ses travaux couronnés dans ces diverses localités d'un
triomphe que tout annonçait devoir être définitif, portait ses regards
avec d'autant plus d'ardeur sur Genève. Les nombreuses victoires de
Neuchâtel et de Vaud semblaient lui garantir celles qu'il remporterait
dans la ville des huguenots. Il y avait pourtant de grands obstacles.
Un parti fanatique dirigé par les moines et les prêtres, était opposé
à tout changement, et même les catholiques éclairés qui voulaient
l'abolition de criants abus, ne cessaient de répéter que l'Église
devait être premièrement maintenue et ensuite seulement améliorée.
« Ce n'est pas assez d'une épuration, disait Farel, il faut une
transformation! » Mais qui l'opérera? Il avait été banni de Genève, et
pour le moment, il ne pouvait y retourner.
Froment, jeune, pauvre, simple, mais intelligent, s'était refusé à
entreprendre une tâche si difficile. Farel revint à la charge. Froment
ne comprenait pas que ce fût à un jeune homme de vingt-deux ans que
l'on confiât l'attaque de l'un des postes les plus forts de l'ennemi.
« Ne crains rien, lui dit Farel, tu trouveras à Genève des hommes tout
prêts à te recevoir, et ton obscurité même te gardera; Dieu sera ton
conducteur et protégera ta sainte entreprise. » Froment se rendit,
mais humilié; et voyant la tâche qui lui était confiée, il tomba à
genoux : « Ô Dieu, dit-il, je ne me fie à nulle puissance humaine, je
me remets entièrement à toi. À toi je remets la cause, te priant de la
conduire puisqu'elle est tienne. » Il n'était pas seul à prier. Le
troupeau d'Yvonand, ému de cette vocation qui allait lui enlever son
pasteur, disait : « Ô Dieu, donne-lui la grâce d'être utile pour
l'avancement de ta Parole! » Les frères s'embrassèrent et Froment
partit, « s'en allant à Genève, dit-il lui-même, avec prières et
oraisons. » C'était le 1er novembre 1532.
Il arriva à Lausanne; de là, longeant le lac, il se dirigea vers
Genève. Le pauvre jeune homme s'arrêtait quelquefois sur la route, et
se demandait si l'entreprise qu'il allait commencer n'était pas une
folie. « Non, disait-il, je ne reculerai pas; c'est par les choses
petites et débiles de ce monde que Dieu vient à confondre les
grandes. » Et il se remettait en chemin.
Les Genevois étaient alors fort préoccupés des signes du ciel. Une
lueur étrange brillait dans le firmament; toutes les nuits les regards
étaient fixés sur une longue traînée de lumière; et les plus savants
cherchaient à deviner les pronostics que l'on pouvait faire là-dessus
: « Au renouvellement de la lune, dit un manuscrit, apparut une
comète, à deux heures du matin, qui fut en vue du 26 septembre
jusqu'au 14 du mois suivant; en ce temps-là arriva à Genève Antoine
Froment. » Plusieurs huguenots, indignés de l'accueil fait à Farel,
désespéraient de voir Genève se réformer et ses libertés assises sur
une base solide. Quelques-uns toutefois, amateurs d'astrologie, se
demandaient si cette lueur merveilleuse n'annonçait pas qu'une divine
lumière allait aussi éclairer le pays. On attendait; Froment parut.
Le jeune Dauphinois fut d'abord fort embarrassé. Il cherchait à lier
conversation avec l'un ou avec l'autre; mais on était fort bref avec
l'étranger. Il espérait trouver quelque « connaissance avec qui il pût
se retirer sûrement, familièrement; » mais il ne rencontrait que des
visages inconnus. « Hélas! disait-il, je ne sais plus que faire, sinon
m'en retourner, car je ne trouve nulle entrée pour prêcher la Parole. »
Se rappelant alors les noms des principaux huguenots, des amis de
Farel, qui selon celui-ci devaient lui faire le meilleur accueil,
Froment résolut de s'adresser à eux et il alla frapper à la porte de
Baudichon de la Maisonneuve, de Claude Bernard, de J. Goulaz, de
Vandel, d'Ami Perrin... Mais, chose étrange, il trouve partout des
airs embarrassés, des figures allongées. La chétive apparence du jeune
Dauphinois déconcertait même les mieux disposés. Farel, pensaient-ils,
aurait bien pu envoyer un docteur et non un ouvrier... Genève était
une ville importante, lettrée. Il y avait dans le clergé romain des
hommes de capacité. Il fallait leur opposer un ministre de bonne
apparence, un docteur bien affermi. Les huguenots éconduisaient le
chétif. « Ah! se disait Froment en retournant dans son hôtellerie, je
les ai trouvés tant froids, tant craintifs et si effarouchés de ce
qu'on a fait à Farel et à ses compagnons, qu'ils n'osent se
manifester, et encore moins me recevoir dans leurs maisons... »
Confus, attristé, de voir tous ses plans renversés, il s'en allait
rêveur dans la rue, les yeux en terre. Il rentra dans son auberge,
s'enferma dans sa petite chambre et se demanda ce qu'il devait faire.
Ceux qui semblaient vouloir l'Évangile le regardent d'un oeil de
mépris. S'il aborde quelqu'un, on lui tourne le dos. Pas une seule
porte ne s'ouvre à la Parole de Dieu... Son esprit s'aigrit au dedans
de lui. Ennuyé, abattu, il plie sous le poids et perd courage. « Je
suis grandement tenté de repartir », dit-il.
Froment se rendit vers le maître de l'hôtellerie, paya son compte, se
chargea de son petit paquet et, sans prendre congé des huguenots, il
se dirigea vers la porte de Suisse, et sortit de la ville. Mais à
peine avait-il fait quelques pas, qu'il s'arrêta; il lui semblait
qu'une main invisible le retenait : une voix s'élevait dans sa
conscience et lui criait qu'il était coupable; une force plus grande
que celle de l'homme le contraignait à retourner sur ses pas. Il
regagne sa chambre, s'y enferme, s'assied, pose les deux coudes sur la
table et mettant la tête dans ses deux mains, il se demande ce que
Dieu veut. Il se mit à prier et il lui sembla voir se réaliser cette
promesse : Je t'enseignerai le chemin dans lequel tu dois marcher. Il
se rappela ce que lui avait dit Farel et ce que ce réformateur avait
fait à Aigle. Un éclair illumina son âme. On ne veut pas de lui dans
Genève parce que son aspect est méprisable. Eh bien, il entreprendra
dans l'humilité l'oeuvre que Dieu lui donne; et puisqu'on le rejette
comme évangéliste, il se fera maître d'école.
Froment, dans ses courses, avait rencontré un nommé Le Patu, homme peu
connu du reste. Froment lui demanda s'il pourrait lui procurer un
local pour une école. Le Patu répondit qu'il y avait la grande salle
de chez Boytet à la Croix d'Or, près de la place du Molard. Ils s'y
rendent ensemble; Froment en mesure de l'oeil les dimensions et loue
cette chambre. Il respire; il a maintenant le pied à l'étrier; il ne
lui reste plus qu'à se mettre en selle et commencer la course. Il
fallait trouver des écoliers; avec l'aide de Dieu, Froment ne
désespère de rien. De retour dans son auberge, il rédige un avis, en
fait plusieurs copies de sa plus belle main, sort avec ces feuilles et
les placarde lui-même dans tous les carrefours. Voici ce qu'on lisait
sur ces écriteaux : « Il est venu un homme en cette ville, qui veut
enseigner à lire et à écrire, en français, dans un mois, à tous ceux et
celles qui voudront venir, petits et grands, hommes et femmes, même à
ceux qui jamais ne furent en école. Et si dans le dit mois, ils ne
savent lire et écrire, ne demande rien de sa peine. Lequel ils
trouveront en la grande salle de Boytet, près du Molard, à l'enseigne
de la Croix d'Or. Et là on guérit beaucoup de maladies pour néant. »
Ces « écriteaux ayant été plaqués par la ville », beaucoup de passants
s'arrêtèrent pour les lire. Les avis étaient partagés. « Je l'ai ouï
parler, disaient quelques-uns avec lesquels il s'était entretenu, il
dit bien. » D'autres trouvaient que la promesse d'apprendre à lire et
à écrire en un mois était suspecte. À quoi des hommes plus
bienveillants répliquaient qu'en tout cas ce n'était pas à leur bourse
qu'il en voulait. Mais les prêtres et les dévots étaient irrités.
« C'est un diable, s'écriait un prêtre du milieu de la foule; il
enchante tous ceux qui vont l'entendre. À peine l'a-t-on oui que ses
mots magiques vous ensorcellent. »
Toutefois l'école s'ouvrit, et il ne manqua pas de jeunes écoliers.
Froment qui avait de l'esprit (son livre sur les Actes et Gestes de
Genève le prouve) enseigna simplement et clairement. Avant de congédier
son jeune auditoire, il ouvrit le Nouveau Testament, il en lut
quelques versets et les expliqua d'une manière pleine d'intérêt, puis
(il avait quelques connaissances en médecine) il demanda à ses jeunes
auditeurs s'il se trouvait un malade dans leur famille et distribua
d'innocents remèdes. C'était par l'enseignement de l'esprit et la
guérison du corps que l'évangéliste se frayait le chemin pour
parvenir à la conversion du coeur. L'école et la médecine sont de
grands aides missionnaires. Les enfants coururent à la maison et
racontèrent le tout à leurs parents. Les mères interrompaient leurs
occupations pour les écouter; les pères même, surtout les huguenots,
se faisaient tout raconter. Il y avait de ces filles et de ces garçons
qui parlaient sans cesse; ils abordaient même « plusieurs hommes et
femmes dans la ville, les invitant à venir ouïr cet homme ». Bientôt
la cité fut pleine du maître d'école qui parlait si bien le
français.
Plusieurs adultes se décidèrent à l'entendre, ou pour s'instruire, ou
par curiosité, ou par moquerie. Des femmes pourtant arrêtaient leurs
maris; des plaisantins lançaient leurs railleries et des prêtres leurs
anathèmes. Mais rien ne put arrêter le courant, car on pensait que le
maître parlerait contre la vie des prêtres, contre la messe, contre le
carême... Ces bons huguenots, en traversant les rues, entendaient
autour d'eux « de grands murmures, moqueries et autres dictons ». Ils
se placèrent derrière les enfants et prêtèrent l'oreille. Froment
commença. « Il dit bien! » remarquaient ses auditeurs. Il tint même
plus qu'il n'avait promis; il enseigna l'arithmétique, ce qui fut très
agréable aux Genevois, un peu calculateurs de nature. Toutefois
c'était le sermon que les auditeurs attendaient; ce fut tout autre
chose que ce qu'ils avaient cru : une homélie au lieu d'une
philippique. Froment, dans ses leçons, lisait tantôt une histoire de
la Bible, tantôt un discours du Sauveur, donnant l'Écriture comme
Écriture de Dieu, expliquant en passant quelques mots difficiles, puis
appliquant affectueusement la doctrine à la conscience de ses
auditeurs. Ils étaient tout oreilles, la tête en avant, la bouche
ouverte; chacun semblait craindre de perdre une parole; quelques
garçons jetaient un regard de triomphe à ceux qu'ils avaient amenés.
Froment remarquait avec joie l'effet produit par son enseignement.
« Ils étaient fort étonnés, car jamais ils n'avaient ouï telle
doctrine. » Quelques-uns commençaient à comprendre que le christianisme
évangélique ne consistait pas à se moquer des prêtres et de la messe,
mais à connaître et aimer le Sauveur. « Ceux qui l'entendaient
concevaient en leur coeur quelque intelligence de la vérité. »
Les succès de cette simple instruction dépassèrent bientôt les
espérances du maître. Ceux qui l'avaient entendu racontaient les beaux
discours qui se faisaient à la Croix d'Or. « Venez, disaient-ils, car
il enseigne autrement que les prêtres et il ne demande rien pour sa
peine! » « Bien, disaient quelques bourgeois plus ignorants que les
autres, nous irons l'entendre; nous apprendrons à lire et à écrire, et
nous verrons ce que c'est qu'il dit. » Hommes, femmes et enfants
accouraient dans la salle; c'était à qui serait le premier. Le pauvre
homme, que les Genevois avaient repoussé, avait tout à coup grandi à
leurs yeux. Les discussions entre huguenots et mamelouks [anciens
soldats], les prétentions du duc de Savoie et de l'évêque de La Baume
furent oubliées; il ne fut plus question que de l'évangéliste. À
l'époque de la Réformation, rien ne frappait plus que la grande
différence qui se trouvait entre l'instruction donnée par les prêtres
et celle des réformateurs. Leur enseignement, disait-on, « n'est pas
chose tant froide, tant maigre et tant morte, comme celle de la
papauté. Messieurs nos maîtres entonnent, il est vrai assez haut, et
proclament tout ce qui plaît à leurs chaperons; mais ils gazouillent
les choses divines d'une manière profane; leurs propos n'ont aucune
révérence de Dieu et l'on n'y voit que braverie [parure] et
affectation... Dans ceux-ci, au contraire, au lieu de paroles et
caquet, il y a vertu et efficace, un esprit vivifiant et une
puissance divine... »
Les amis des prêtres ne pouvaient entendre des discours semblables
sans concevoir les plus vives alarmes. « Bah! bah! disaient-ils, vous
parlez comme si cet homme vous avait enchantés. Par quels sons, par
quelles figures, par quelles opérations magiques vous a-t-il
ensorcelés? Ou bien est-ce peut-être par de belles paroles, de belles
promesses, ou d'autres moyens de séduction, des espèces
sonnantes?... » Dès lors quand on voyait passer dans la rue une femme
qui suivait les assemblées de la Croix d'Or : « C'est une
enchantée », disait-on tout haut; et si un homme survenait, « Oh! oh!
l'enchanté, écoute! » lui criait-on. On faisait des plaintes, des
reproches amers; on entendait des signes de désapprobation. Mais
« malgré tout ce mouvement contraire, le nombre des auditeurs
croissait de jour en jour. Plusieurs même de ceux que la curiosité
avait amenés, étaient intéressés, éclairés, émus, et en s'en
retournant, ils louaient et glorifiaient Dieu. »
Tous n'étaient pourtant pas gagnés à l'Évangile. Certains chefs
huguenots, Ami Perrin, Jean Goulaz, Étienne d'Adda et d'autres encore
ne prenaient pas grand goût aux sermons du prédicant; mais ils
croyaient que cette nouvelle doctrine qui tombait du ciel,
renverserait la domination des prêtres et des mamelouks; aussi
n'hésitèrent-ils pas à se ranger parmi les auditeurs de Froment et à
l'appuyer énergiquement dans la ville. Bientôt ce fut bien pire
encore. Quelques auditeurs de Froment invitèrent certains prêtres un
peu libéraux à venir entendre le maître d'école. La pensée de
s'asseoir sur les bancs de la Croix d'Or effrayant ces
ecclésiastiques, les huguenots leur répétèrent les paroles du Français
: « Vraiment, dirent les prêtres, ces doctrines sont bonnes et on
ferait bien de les recevoir. » « Oh! disaient certains bourgeois, les
clercs qui faisaient tant les braves, sont maintenant eux-mêmes
convertis!... »
L'alarme s'accrut. Les moines et les prêtres les plus bigots entraient
dans les maisons, s'adressaient aux groupes formés sur la place
publique et se moquaient de la doctrine de Froment et de sa
personne... « Voulez-vous vous arrêter après ce diable? disaient-ils.
Que peut savoir ce petit folâton qui n'a que vingt-deux ans? Ce fou,
répondaient les amis de Froment, vous apprendra à être sages... Ce
diable chassera le diable du milieu de vous. »
Il se faisait alors en effet dans Genève une oeuvre étonnante;
plusieurs âmes étaient gagnées à la foi évangélique, et comme aux
temps des apôtres, ce furent des femmes de distinction qui crurent les
premières. Paule, femme de Jean Levet, probablement la même que
Pernette de Bourdigny, dont le mari s'appelait en effet Jean Levet,
était fille du seigneur de Bourdigny, dans la juridiction de Peney;
les membres de cette maison étaient qualifiés de nobles ou damoiseaux
dès le treizième siècle, et plusieurs d'entre eux furent syndics
[officiers] à Genève. Cette dame, préparée par les enseignements des
évangélistes qui avaient précédé Froment, « était devenue fort
fervente à la Parole ». Elle désirait vivement amener à l'Évangile sa
belle-soeur Claudine, épouse d'un bon citoyen, Aimé Levet. Celle-ci,
« honnête femme, fort dévote, superstitieuse à merveille », était
droite, sincère, et plus d'une fois avait combattu avec zèle les
opinions de sa belle-soeur. Un jour que Paule était chez Claudine,
elle la conjura de venir entendre le maître d'école. « J'en ai une si
grande horreur, répondit la belle-soeur, que de crainte d'être
enchantée, je ne veux ni le voir, ni l'ouïr. Il parle comme un ange,
répondit Paule. Je l'estime, moi, être diable, repartit Claudine. Si
tu l'entends, tu seras sauvée. Et moi, je crois que je serais
damnée. » Ainsi luttaient ces deux femmes. Paule ne se découragea
pas. « Entends-le au moins une fois, dit-elle; puis elle ajouta avec
émotion : De grâce, une fois pour l'amour de moi! » Elle l'obtint
enfin, quoique avec grande peine.
Dame Claudine, tout en cédant aux instances de sa soeur, résolut de
bien se défendre. Elle s'arma soigneusement de tous les antidotes
indiqués en pareils cas; elle fixa sur ses tempes des feuilles de
romarin fraîchement cueillies; elle frotta son sein d'une cire vierge;
elle suspendit à son cou des reliques, des croix, des chapelets et,
munie de toutes ces amulettes, se rendit à la Croix d'Or avec Paule.
« Je vas, disait-elle, trouver un enchanteur, » tant elle était
embabyunée (enjôlée). Elle se promettait alors de ramener dans le
bercail la damoiselle de Bourdigny.
Claudine entre dans la salle et s'assied en face du magicien par
moquerie et dérision, dit le chroniqueur. Froment paraît; il a un
livre à la main. Il monte, selon sa coutume, sur une table ronde, afin
d'être mieux entendu; il ouvre son Nouveau Testament, en lit quelques
paroles, puis il les applique. Claudine, sans se soucier nullement de
l'assemblée, et voulant afficher son catholicisme, se signe à
plusieurs reprises, faisant avec la main de grandes croix sur sa
poitrine, et prononce en même temps quelques prières. Froment
continue son discours et déploie les trésors de l'Évangile. Claudine
lève enfin les yeux, étonnée de ce qu'elle entend, et regarde le
ministre. Elle écoute; bientôt il n'y a pas dans toute l'assemblée un
auditeur plus attentif. La voix de Froment toute seule se fût
« évanouie », mais elle entre dans l'entendement de cette femme, comme
portée par l'Esprit de Dieu. On dirait qu'elle mange les paroles du
prédicateur. Cependant un grand combat se livre en elle. Cette
doctrine est-elle vraie, se disait-elle, puisque l'Église n'en parle
pas? Ses regards se portaient obstinément sur le livre du maître. Ce
n'était pas un missel, pas un bréviaire... Il lui semblait tout plein
de vie.
Froment « ayant parachevé le sermon », les enfants et les adultes se
levèrent et s'apprêtèrent à sortir. Claudine restait à sa place; elle
regardait le maître; enfin elle s'écria à haute voix : « Ce que vous
avez dit est-il véritable? Oui, dit le réformateur. Se prouve-t-il
tout par l'Évangile? Oui. Est-ce que la messe ne s'y trouve point?
Non. Et votre livre, duquel vous avez prêché, est-il un vrai Nouveau
Testament? Oui. » Madame Levet désirait ardemment l'avoir. Elle prit
courage et dit : « Eh bien, prêtez-le-moi. » Froment le lui donna;
Claudine le plaça soigneusement sous sa mantille, au milieu de ses
reliques et de ses chapelets, et sortit avec sa belle-soeur qui
commençait à voir tous ses voeux accomplis. Claudine, en se retirant,
ne conversa pas beaucoup avec Paule; elle était de ces natures
profondes qui parlent peu avec les hommes et beaucoup avec Dieu. Étant
rentrée dans sa maison, elle alla droit à sa chambre et s'y enferma,
ne prenant avec elle que son livre, et décidée à ne pas sortir, avant
d'avoir trouvé la solution du grand problème dont sa conscience était
occupée. De quel côté la vérité se trouve-t-elle? Est-ce à Rome,
est-ce à Wittemberg? Elle demanda et obtint qu'on ne l'attendît à
aucun repas, qu'on ne vînt point frapper à sa porte. « Elle se sépara
à part, dit Froment, pendant trois jours et trois nuits, sans boire,
ni manger, avec prières, jeûnes et oraisons. » Le livre était ouvert
sur une table devant elle. Elle y lisait constamment, et tombant à
genoux, demandait que la lumière divine resplendît dans son coeur.
Claudine n'avait peut-être pas une intelligence de la plus haute
portée, mais elle avait une conscience délicate. Pour elle, le premier
devoir était de se soumettre à Dieu, le premier besoin était de lui
ressembler, le premier désir était de trouver en lui un bonheur
éternel. Ce ne fut pas par l'entendement qu'elle vint à Christ; la
conscience fut le chemin qui l'y amena. Une conscience qui se
réveille, tel est le premier moment de la conversion et par conséquent
de la réformation. Quelquefois Claudine entendait dans son coeur une
voix qui la pressait de venir à Christ. Puis, tout à coup, ses idées
superstitieuses revenaient, et elle repoussait l'invitation du
Seigneur. Mais bientôt elle reconnaissait que les pratiques auxquelles
elle avait été adonnée étaient des fontaines taries, où il n'y avait
jamais eu d'eau. Décidée à ne plus errer, elle voulait aller droit à
Christ. C'est alors que redoublaient ces « prières et ces oraisons »
dont Froment nous parle, et qu'elle lisait avec avidité la Parole de
Dieu. Elle comprit enfin cette Parole divine qui lui disait : « Ma
fille, tes péchés te sont pardonnés ». Ô miracle! elle est sauvée. Ce
salut ne l'enorgueillit pas. Elle reconnaît que « la grâce de Dieu ne
dégoutte que petitement en elle »; mais la moindre goutte du
Saint-Esprit lui semble une fontaine qui ne tarit jamais. Trois jours
s'étaient écoulés ainsi; c'était pendant le même espace de temps que
Paul était demeuré à Damas en prière.
Madame Levet, ayant « parachevé de lire et de relire l'Évangile,
désira revoir celui qui le premier lui avait fait connaître ce livre;
elle envoya quérir cet homme ». Froment traversa le Rhône, car
Claudine demeurait au bout du pont, du côté de Saint-Gervais. Il
entra. En le voyant, Claudine émue se leva, s'approcha de lui, et hors
d'état de parler, fondit en pleurs. « Ses larmes, dit l'évangéliste,
tombaient en terre »; elle n'avait pas d'autre langage. Madame Levet
se remit pourtant, pria Froment avec douceur de s'asseoir, et lui
raconta comment Dieu lui avait ouvert la porte du ciel. En même temps
elle se montra décidée à professer sans crainte devant les hommes la
foi qui faisait son bonheur. « Ah! disait-elle, puis-je jamais rendre
assez grâces à Dieu qui m'a illuminée? » Froment était venu pour
affermir cette femme et il en était affermi lui-même. Il était en
« grande admiration de l'ouïr parler ainsi qu'elle parlait ». Une
conversion si spirituelle, si sérieuse, devait avoir une grande
signification pour la Réformation de Genève et comme le dit Calvin
dans une autre circonstance où une seule femme aussi semblait avoir
été convertie : « De ce bien petit surgeon devait sortir une Église
excellente ». (Calvin sur Lydie,
Actes 16.14 )