(Du 13 au 31 décembre 1532.)
Tandis que l'Évangile manifestait ainsi sa puissance dans Genève,
l'évêque persistait dans son inflexible hostilité. Les magistrats
genevois avaient de grands égards pour lui. Le 13 décembre 1532, le
Conseil lui envoya des députés pour obtenir son consentement à un
impôt jugé nécessaire; le sieur Chapeaurouge, l'ancien capitaine
général Philippe et d'autres se présentèrent respectueusement devant
lui. L'amour de l'ordre et l'obéissance due aux puissances établies
étaient dans le caractère des hommes d'État genevois et, quoique
navrés des abus dont le pouvoir de l'évêque était la source, ils ne
pouvaient prendre sur eux de faire quoi que ce soit sans son
consentement. L'évêque, flatté de ces égards, fit pendant deux jours
bon accueil aux députés; mais le troisième jour, toute sa mauvaise
humeur lui revint. Les ambassadeurs s'étant de nouveau présentés
devant lui, il leur dit vivement : « Je ne vous accorderai rien, pas
même un écu, et j'obligerai Messieurs de Genève à me demander pardon,
mains jointes et à genoux ». Le 26 décembre, les envoyés rapportèrent
ces paroles au Conseil qui en fut irrité. Et tandis que l'évêque
envoyait à Genève de tels messages, qui n'amélioraient pas la cause de
la papauté, la Réformation, au contraire, cherchait de toutes les
manières à éclairer les esprits et à gagner les coeurs.
Froment, en rapport avec Farel et les fidèles de la Suisse, en
recevait des Testaments, des traités, des livres de controverse, que
ses amis et lui semaient de tous côtés dans la ville et qui y étaient
lus avec avidité. De jour en jour, de nouvelles personnes étaient
gagnées à la foi évangélique. Il y en avait de toutes les classes. Un
certain bourgeois nommé Guérin, qui fabriquait et vendait des bonnets
aux gens de la ville et de la campagne, prêtait l'oreille, tout en
travaillant dans sa boutique, à tout ce qui se disait autour de lui,
et songeait sérieusement à la religion et aux abus de la papauté. Un
jour, il se décida à se rendre à la Croix d'Or. Les paroles qu'il y
entendit, touchèrent son coeur, éclairèrent son esprit Sensible,
intelligent, modeste, d'un caractère décidé, il se donna à la cause de
Dieu de toute son âme, et bientôt il devint l'aide de Froment. Il y
avait même parmi les convertis des gens de tout âge. Claude Bernard
avait une fille de sept à huit ans, à qui il fit connaître de bonne
heure la sainte Écriture. L'intelligence précoce de l'enfant fut
frappée de quelques passages simples et clairs qui condamnaient les
superstitions populaires; et la petite controversiste confondait, nous
dit-on, les prêtres ignorants. Incapables de lui répondre, ils
disaient partout qu'elle était possédée du démon. Un Français de
distinction passant à Genève, voulut la voir et fut charmé de ses
grâces enfantines et de sa piété.
On vit bientôt qu'il ne s'agissait pas seulement d'une nouvelle
doctrine; une réformation morale accompagnait le renouvellement de la
foi. Claudine Levet avait fort aimé la parure dans le temps de son
catholicisme bigot; sa conscience lui reprochait d'avoir été
déraisonnable dans la recherche des accoutrements somptueux, et plus
empressée à orner son corps qu'à parer son âme. Elle s'enferma un jour
dans cette chambre où elle avait entendu l'appel de Dieu, se dépouilla
de toute parure superflue, « posa ces parements et ces dorures, dit
Froment, qui ne lui avaient servi qu'à se présenter d'une manière
superbe, comme un paon qui fait la roue », et dès lors elle eut une
mise simple et décente. Ayant vendu ses plus belles robes et ses
autres atours, elle en donna l'argent aux pauvres, particulièrement
aux fidèles évangéliques de France qui, chassés de leur patrie pour la
vérité, venaient à Genève. Toute sa vie, elle aima à recevoir des
réfugiés dans sa maison. « Vraiment, disait-on, elle fait comme
Tabitha appelée Dorcas (
Actes 9
) et elle est digne d'être mise en mémoire perpétuelle. »
Claudine ne s'en tenait pas là; elle faisait connaître franchement,
doucement la vérité précieuse qu'elle avait reçue, et la répandait
« partout où elle se trouvait, çà et là dans la ville ». Les prêtres,
alarmés à la vue d'une transformation si étonnante, s'efforcèrent de
la ramener aux pratiques de l'Église; mais Claudine « leur montrait
bénignement par les Écritures ce qui était nécessaire » (la foi et la
charité). Tous ceux de la ville étaient étonnés de l'entendre parler
comme elle le faisait.
La nouvelle de sa conversion fit surtout une grande sensation parmi
les dames genevoises. Un jour, les plus mondaines se trouvant
ensemble, ne parlaient d'autre chose que de la dame Levet et de son
éloignement de la messe et des divertissements. C'étaient Pernette
Balthasarde, femme de l'un des conseillers, l'épouse de Baudichon de
la Maisonneuve, la femme de Claude Pasta, Jeanne-Marie de Fernex, et
plusieurs autres honnêtes et riches bourgeoises. « Hélas!
disaient-elles, comment se fait-il qu'elle ait été changée en si peu
de temps! » Elles l'avaient aimée; aussi regrettaient-elles fort
qu'elle se fût perdue... Elles déversaient sur Froment leur colère.
« Elle a entendu ce cagne [chien], disaient-elles, et elle en a été
vite ensorcelée. » Ces dames se décidèrent à ne plus la voir.
Claudine ne désespéra pas de ses amies. Elle continua à vivre pour
Dieu, et chacun put voir qu'une vie sainte et pleine de bonnes oeuvres
découlait de sa foi. Les dames genevoises, tout en ne voulant pas la
fréquenter, la suivaient des yeux; et remarquant « qu'elle persévérait
dans le bien, et qu'elle était toujours constante en exemple de sainte
conversation », elles se rapprochèrent d'elle. Elles étaient curieuses
de connaître la cause de ce singulier changement, et commencèrent à
lui parler quand elles la rencontraient; quelques-unes vinrent même la
voir. Alors Claudine, les recevant avec affection, leur parla de ce
qui remplissait son coeur (c'était ce que ses amies désiraient); elle
leur présenta le Nouveau Testament et les invita à le lire, à aimer le
Sauveur; plusieurs de ces dames furent converties, en particulier
celles que nous avons nommées. Claudine, qui était pour elles un
« exemple de vie et de charité », les pressa de s'appliquer à une
conduite chrétienne. « Mettez bas vos grandes pompes, leur
disait-elle, habillez-vous simplement, sans superflu, et adonnez-vous
à de grandes charités. La foi vient en premier lieu, mais après cela
viennent les bonnes oeuvres. » Ces femmes montrèrent en effet dès lors
beaucoup de compassion pour les malheureux. La renommée en était
grande et l'Évangile en était honoré. Il semblait admis que nul
n'était homme ou femme chrétiens, s'il n'avait quelque pauvre étranger
persécuté dans sa maison. Tel était le christianisme de Genève au
moment où il commençait à paraître, et tel il fut pendant deux
siècles.
Aimé Levet, d'abord très opposé à Froment et à l'Évangile, s'était peu
à peu adouci. La sainteté et la charité de sa compagne lui firent
goûter la Parole de Dieu; « Claudine gagna ainsi son mari au
Seigneur ». Dès lors elle eut plus de liberté, et les réunions de la
Croix d'Or étant insuffisantes, il se forma soit dans sa maison, soit
dans d'autres, de petites assemblées. Quand il n'y avait pas
d'évangéliste capable d'expliquer la Bible, on priait cette pieuse
chrétienne de le faire. « Personne, lui disait-on, n'a reçu du
Seigneur plus de grâces que vous. » Claudine lisait alors l'Écriture
et disait avec simplicité les vérités et les grâces qu'elle y avait
trouvées. Les réformateurs ont rappelé le précepte de saint Paul : Que
vos femmes se taisent dans l'Église (
1 Corinthiens 14.34
); mais ils ont ajouté : « Il faut entendre ceci de la charge
ordinaire, car il pourra advenir une telle nécessité, qu'il sera
requis d'une femme de parler en public. » Bientôt le modeste Guérin
qui étudiait sa Bible jour et nuit, et d'autres chrétiens encore,
prirent une grande part dans cette oeuvre d'évangélisation.
L'Église se formait. Il y avait eu d'abord çà et là dans Genève
quelques âmes réveillées isolément; maintenant, à l'élément
d'individualité, qui est le premier, se joignait celui de communauté,
qui n'est pas moins nécessaire, car le christianisme est un levain qui
doit faire lever toute la pâte. Ceux qui avaient commencé à croire se
réunissaient pour avancer ensemble dans la foi. Sans doute ce n'était
pas encore l'Église dans son état complet, avec toutes ses
institutions. Les croyants, même sans former une Église, peuvent agir
l'un sur l'autre, prier en commun, célébrer ensemble la cène; c'est
ainsi que les choses commencent d'ordinaire. Cet état de transition,
dont il faut reconnaître la légitimité, prouve que l'organisation
ecclésiastique, avec ministres, anciens, diacres, presbytères,
synodes, n'a pas la priorité dans le christianisme, que c'est à la foi
et à la sanctification chrétienne que la prééminence appartient.
Toutefois cette manière d'être imparfaite ne peut suffire; elle a bien
des lacunes, elle offre bien des périls. L'Église doit se former. Elle
parvint en effet plus tard dans Genève, sous Calvin, à sa forme
complète. Il serait ridicule de nier à l'homme le droit d'être d'abord
enfant; mais il ne le serait pas moins de lui refuser le droit et le
devoir de devenir homme.
Un secours inattendu arriva à ce moment-là aux évangéliques. Un
franciscain, venu de l'étranger, commença à prêcher l'Avent dans
l'église de Rive, et ce moine, Christophe Bocquet, se trouva avoir
quelque penchant pour l'Évangile. Appelé à prêcher dans une ville où
les deux partis se faisaient la guerre, il laissait les superstitions
et les injures, thème fréquent de quelques prédicateurs catholiques,
mais en même temps il s'abstenait de certaines doctrines distinctives
de la Réformation qu'il ne comprenait guère, et s'en tenant à un
certain fonds commun de christianisme, faisait des sermons modérés.
Vêtu de la robe brune, ceint de la corde, la tête humblement inclinée,
il entrait dans l'église des Cordeliers, montait en chaire et
contemplant la foule mélangée qui la remplissait, il annonçait à tous
un Sauveur, venu non en apparence magnifique, mais en affection
débonnaire, et il demandait qu'à sa vue tous les coeurs s'égayent de
joie. Les évangéliques étaient édifiés, et le nombre de ceux qui
fréquentaient l'église, augmentait de jour en jour. Mais à peine le
frère Christophe « avait-il parachevé son sermon » que les huguenots
couraient à l'assemblée de Froment, dont la trompette rendait un son
moins confus. Ils n'étaient même pas seuls à s'y rendre. Plusieurs
catholiques entendant dire aux réformés que le moine et le maître
d'école prêchaient au fond les mêmes choses, suivaient la procession
qui se rendait à la Croix d'Or, et quelques-uns prenaient goût à ce
qu'ils entendaient.
Ainsi, le peuple s'éclairait de plus en plus. Les évangéliques se
réunissaient tantôt chez l'un, tantôt chez l'autre; ils lisaient les
petits traités qu'on leur envoyait, ils les discutaient; mais surtout
ils s'attachaient à la sainte Écriture. C'était là seulement que ces
simples chrétiens voulaient chercher les lumières dont leur conscience
avait besoin. « Étudions particulièrement l'Écriture sainte, disaient
ils, afin de distinguer dans la religion ce qui vient de Dieu, de ce
que les hommes y ont ajouté. » Les Genevois sortaient de ces
conférences affermis et joyeux, et leur amour de la Parole de Dieu ne
cessait de s'accroître.
Si la Réformation avait de fidèles adhérents dans Genève, elle y
trouvait des adversaires énergiques. Les prêtres étonnés, désorientés,
semblaient dormir. Se contentant d'une guerre de détails, ils ne
faisaient pas au mouvement évangélique une opposition vive et
combinée. Ce furent les laïques qui poussèrent le cri d'alarme.
S'indignant de l'inertie de leur clergé, ils donnèrent le signal de la
guerre sainte, destinée selon eux à chasser les infidèles de leur
bien-aimée Sion. À leur tête se trouvait Thomas Moine, homme décidé,
passionné, parlant avec facilité, et qui avait ainsi acquis une grande
considération dans le parti romain; il se plaignait de ce qu'on
laissait l'ennemi s'établir peu à peu dans l'antique cité épiscopale.
Il disait qu'il était temps de se réveiller; il reprochait aux
ecclésiastiques de Genève leur lâcheté, Moine ne parla pas en
vain.
Le vicaire de la Madeleine, touché de ces discours, résolut de relever
l'honneur de son Église et de sa corporation, et annonça qu'il
prêcherait contre le maître d'école hérétique et même contre le
prédicateur étranger. Le vaste temple fut bientôt plein de fervents
catholiques, au milieu desquels se trouvaient aussi des réformés, en
particulier Chautemps, Cl. Bernard, Salomon et Perrin. Le vicaire
loua l'Église catholique, apostolique et romaine, exalta son chef qui
est, dit-il, le représentant même de Dieu, et défendit son culte, ses
institutions. Puis, ayant fait ainsi l'éloge de la bergerie, il
décrivit les loups qui tournaient autour d'elle, pour dévorer les
brebis. Il accusa Froment d'ignorance, de mensonges, et conjura ses
auditeurs de ne pas se jeter entre les pattes des bêtes fauves, des
larrons, des brigands...
Les quatre huguenots qui l'avaient entendu, se réunirent au sortir de
l'église pour examiner ce qu'il y avait à faire. Ces hommes qui, au
premier moment, avaient fait ainsi que d'autres un si mauvais accueil
au maître d'école, avaient été touchés (au moins trois d'entre eux)
par la simple prédication de l'Évangile. La Bible, nous l'avons vu,
était devenue leur tribunal d'appel, ce qui désolait les prêtres, qui
n'osaient nier la divinité de ce livre, mais qui, ne l'ayant jamais
étudié, étaient fort embarrassés pour y trouver les preuves de leurs
dogmes. Après avoir délibéré, Chautemps et ses amis se rendirent chez
le vicaire : « Froment, lui dirent-ils, est un homme docte et lettré;
vous dites qu'il a menti, prouvez-le par la sainte Écriture. » Le
vicaire y ayant consenti, les huguenots demandèrent que la dispute se
fit dans un lieu public, pour que tous pussent en profiter; mais le
prêtre exigea qu'elle eut lieu dans le presbytère; les champions de la
Réformation cédèrent et l'on s'entendit; la dispute devait avoir lieu
le dernier jour de l'année. Le pauvre vicaire (il se nommait Claude
Pelliez) était très embarrassé; il se retira dans sa chambre, prit sa
Vulgate qu'il n'ouvrait pas souvent, et se mit à chercher des passages
pour combattre les doctrines réformées; mais il avait beau feuilleter,
il ne trouvait rien.
Le 31 décembre, jour de saint Sylvestre, après midi, Chautemps,
Bernard, Perrin et Salomon arrivèrent au presbytère de la Madeleine,
l'épée au côté selon la coutume. Quelques prêtres que le vicaire avait
convoqués s'y trouvaient déjà; mais le champion du catholicisme romain
se faisait attendre; il n'avait pas encore pu trouver un seul texte et
pourtant les adversaires étaient là. Les quatre huguenots détachèrent
leurs ceintures, jetèrent leurs épées sur le lit et, se plaçant avec
les prêtres autour d'une table, ils se mirent à parler familièrement
avec eux. Enfin le vicaire, qui avait eu peine à se détacher de ses
feuilles, espérant toujours y trouver quelque chose, arriva avec un
gros volume sous le bras. Les huguenots, qui entouraient la table se
levèrent; il y avait dessus, il faut le dire, des bouteilles de vin,
qu'ils avaient vidées en commun avec les prêtres en attendant le curé;
Perrin avait payé. Alors la conférence commença. Le vicaire ouvrit son
gros volume où quelques bandes de papier indiquaient les places qu'il
croyait lui être favorables, et lut un long passage contraire à la
doctrine de Froment. « Qu'est-ce que ce livre? s'écria Perrin; ce
n'est pas la Bible? » Les huguenots ajoutèrent : « Vous n'avez pu
trouver dans la Bible un seul mot pour répondre à Froment! » Et ils se
moquaient de lui. Comment, dit le vicaire rouge de colère, que
dites-vous?... Ce sont les « Commentaires perpétuels sur la Bible »
Postillae perpetuae in Biblia de l'illustre Nicolas de Lyra! Mais vous
avez promis de réfuter Froment par les Écritures de Dieu. Lyra, reprit
le prêtre, le grand Lyra en est l'interprète le plus approuvé. » Les
huguenots étaient décidés à ne pas accepter les commentaires des
hommes, comme étant la Parole même de Dieu. La Bible incorruptible,
infaillible, devant laquelle tous les systèmes humains devaient
tomber, telle était à leurs yeux l'unique autorité. « Lyra n'est pas
un bon docteur, reprit Perrin. Oui! Non! Oui! Vous ne tenez pas votre
parole! » Perrin avait de l'intelligence, plutôt que de la vraie
piété; il était une lampe, mais sans huile. Orgueilleux, violent,
téméraire, il voulait que tout pliât devant lui; le vicaire le voulait
de même. La querelle s'échauffa, et au lieu de discuter, on s'injuria.
Alors un des ecclésiastiques s'échappa furtivement et tout à coup une
troupe de prêtres entrèrent ayant à leur tête un certain de la Roche,
qui tenait une épée dégainée à la main, et la poussait ferme devant
lui. « Quoi, dit Claude Bernard, nous sommes venus en toute bonne foi,
quatre seulement dans votre maison pour disputer; nous avons bu avec
les vôtres, nous avons jeté nos épées sur le lit... et vous faites
venir séditieusement une troupe de prêtres en armes. C'est un
guet-apens! » À ces mots, les quatre citoyens prennent leurs épées, se
fraient un chemin à travers leurs opposants, descendent sur la place
et s'y arrêtent, prêts à se défendre. Un des prêtres courut aux
cloches de la Madeleine et fit sonner le tocsin. Ainsi se termina la
première dispute théologique à Genève.
C'était environ midi, heure favorable à l'émeute. En entendant la
cloche de la Madeleine, la ville fut émue et le monde accourut. On
disait que les huguenots voulaient s'emparer de l'église pour y faire
prêcher le maître d'école. Des prêtres s'avançaient avec leurs
adhérents, afin de défendre le sanctuaire; et des huguenots prenaient
les armes pour protéger leurs frères, bloqués devant le temple.
« Hélas! disaient les amis de la paix, les prêtres eux-mêmes sonnent
le tocsin et engagent ainsi les citoyens à s'égorger les uns les
autres! » Les quatre huguenots, l'épée nue, adossés au mur de
l'église, se préparaient à recevoir rudement le clergé; ceux de leurs
amis qui arrivaient, se rangeaient à côté d'eux. Le tumulte était
général. « Serrons l'église, » disaient les prêtres. Ils voulaient
l'entourer pour empêcher qu'un évangélique n'y entrât. De tous côtés
des huguenots et des catholiques couraient à la Madeleine. L'épouvante
saisit les plus timides. Les pauvres dames [religieuses] de
Sainte-Claire, qui étaient à dîner, entendant le bruit, se levèrent de
table tout effrayées. « Hélas! dirent-elles, ils nous ont menacées de
nous faire marier... ils vont accomplir leur abominable dessein! »
Elles firent une procession dans leur église et dans leur jardin, avec
grande dévotion et avec larmes.
On sortait en ce moment du conseil; deux des syndics, Ramel et Savoie,
qui descendaient chez eux, devaient passer au milieu de l'émeute. Les
deux partis étaient sur le point d'en venir aux coups. Les syndics
s'avancèrent, arrêtèrent les combattants, étendant leur bâton d'office,
et leur ordonnèrent de poser les armes, ce qui fut fait. « Il n'y eut
point de meurtre ni de violence. »
Mais tout n'était pas fini. Quelques membres du chapitre et plusieurs
prêtres, apprenant qu'il y avait une bataille autour de
Sainte-Madeleine, s'étaient groupés dans la rue des Chanoines, et
Guillaume Canal, curé de Saint-Germain, les haranguait. La foi
catholique est menacée; le trône du pape est ébranlé; le grand honneur
que l'on doit à Marie est en danger... II faut se jeter sur ceux qui
l'attaquent et délivrer la ville de leurs personnes et de leurs
erreurs. Tel était le sommaire de son discours.
Le tumulte étant alors apaisé autour de l'église, le lieutenant de
justice (de Châteauneuf) s'était porté à la rue des Chanoines, où il <
avait appris que les prêtres s'agitaient; les voyant décidés à
descendre à la suite de Canal, l'épée à la main, du côté de la
Madeleine, il leur donna ordre de s'arrêter. Le curé de Saint-Germain,
n'entendant pas se soumettre aux ordres d'un magistrat civil, se
précipita avec emportement vers le temple. Châteauneuf mit la main sur
lui; alors le curé rebelle se retourna, et leva son arquebuse sur cet
officier; mais noble Jean Lect arrêta le coup. Canal se sauva et les
autres prêtres se dispersèrent.
Le soir, le conseil s'assembla. Les deux opinions avaient des
représentants dans ce corps, qui clochait des deux côtés. Après un
tumulte comme celui qui venait d'avoir lieu, il fallait prendre
quelques mesures, d'autant plus que c'était le lendemain le premier
jour de l'an, et qu'en de tels jours les esprits s'excitent plus
facilement. Le conseil fit convoquer les principaux amis de la
Réforme, Froment lui-même fut invité, mais les registres ne
mentionnent pas sa présence. « Nous vous exhortons, dirent les
syndics, à faire qu'Antoine Froment cesse de disputer et de prêcher,
ainsi que les autres, qui enseignent par les maisons; et nous vous
conjurons de vivre comme vos pères. » Nul ne voulut rien promettre. Au
contraire, les réformés en se retirant disaient : « Nous irons
entendre la Parole de Dieu partout où nous le pourrons, personne n'a
le droit de la cacher. » Puis se rendant vers Froment, ils le
supplièrent de ne pas se taire devant ces défenses. « Nous sommes
contraints, disaient-ils, d'entendre le maître d'école et ses amis,
parce qu'on n'observe pas l'arrêt du conseil qui a commandé de faire
prêcher la Parole de Dieu dans toutes les paroisses. » Les réformés,
tout en voulant avant tout obéir à Dieu, se plaçaient donc dans le
droit; ils invoquaient des ordonnances légitimes; c'était le terrain
sur lequel ils entendaient se maintenir.
Le conseil reconnaissant que cette position des évangéliques était
inattaquable, appela le vicaire épiscopal, l'abbé de Bonmont, et le
pria de retenir à Genève le cordelier qui avait si bien prêché
l'Avent, et de presser les Dominicains de se pourvoir de leur côté
d'un prédicateur propre à édifier leur auditoire; il demanda qu'il y
eût dans toutes les paroisses de vrais prédicateurs de la Parole de
Dieu. Le vicaire épiscopal, homme pacifique, s'engagea à tout, et même
à punir le prêtre Canal.
L'émeute était apaisée; mais une grande agitation régnait encore dans
les esprits. Les uns disaient que la tempête était finie, les autres
qu'elle pourrait bien se lever de nouveau. Comme c'était le soir de la
saint Sylvestre, de nombreuses réunions se formaient dans la ville, et
les catholiques et les huguenots, également échauffés, attendaient
avec anxiété le lendemain.