(Premier de l'an 1533.)
Depuis vingt années environ, la liberté déblayait l'emplacement où
l'Évangile devait élever son temple. Depuis près de huit ans, quelques
voix pieuses avaient annoncé la doctrine du salut dans des
conversations ou des réunions particulières. Mais la Réformation
n'avait pas encore été prêchée ouvertement au peuple. L'heure qui
devait la rendre une chose publique et notoire allait arriver; on
allait voir naître les principes de cette puissance morale qui,
pendant deux siècles, quelle que fût la petitesse de son origine, a
compté pour quelque chose dans les destinées de la chrétienté; qui,
soufflant le feu, c'est-à-dire inspirant aux amis de la Réformation un
céleste courage, a fait livrer contre les Jésuites et l'Inquisition
d'héroïques batailles, et ainsi sauvé de rudes assauts l'Évangile et
la liberté. Genève allait entendre un protestant.
La dernière nuit de l'an 1532 s'était écoulée, et le premier jour de
l'année 1533 commençait. Dans toutes les maisons, les parents et les
amis se souhaitaient la bonne année et les réformés la désiraient
meilleure que toutes les autres. Les embrassades de famille terminées,
on se rendit à l'église. Bocquet prêchant de nouveau au monastère des
Cordeliers, beaucoup d'évangéliques y allèrent. Mais à peine le moine
eut-il fini qu'une grande foule de ses auditeurs sortit du temple et
se jetant dans la rue de Rive se porta précipitamment à la Croix d'Or.
Il y avait dans le nombre des curieux qui, sachant que le conseil
avait interdit les prédications de Froment, avaient un désir d'autant
plus grand de l'entendre. En un moment, la salle se remplit, ensuite
l'escalier, puis le porche, l'allée, enfin la rue devant la maison.
Froment arriva avec quelques amis. « Oh! dit-il en voyant la multitude
entassée, les rues sont si pleines que l'un foule l'autre. » Il tâcha
toutefois de se faire jour à travers les masses; ses amis l'aidaient;
mais quoiqu'il fit, tous ses efforts pour entrer furent. inutiles.
Cet événement était-il totalement imprévu? N'y avait-il pas un plan
secret des huguenots? Ces hommes si énergiques n'étaient-ils pas
décidés à sortir enfin l'évangéliste de son étroite salle d'école et à
le faire prêcher publiquement? N'y avait-il pas quelque chose de vrai
dans l'assertion de la soeur Jeanne, que déjà la veille, ils avaient
désiré le faire prêcher dans le vaste temple de la Madeleine? Et ne
pourrait-on pas croire que n'ayant pu réussir, ils voulaient
maintenant se dédommager en prenant un temple plus vaste encore, et
faire prêcher le réformateur sous la voûte des cieux? Ces suppositions
semblent vraisemblables, mais on ne peut les appuyer de témoignages
décisifs. Quoiqu'il en soit, la foule reconnut Froment, elle vit qu'il
ne pouvait parvenir jusqu'au lieu ordinaire de ses méditations. Ceux
qui étaient dans la rue comprirent que, même si l'évangéliste
réussissait à entrer à la Croix d'Or, eux pourtant seraient laissés
dehors. Ce n'était pas ce qu'ils entendaient. « Au Molard! » cria une
voix, et bientôt tous répétèrent de toutes leurs forces : « Au Molard,
au Molard. »
Le Molard était situé dans le quartier le plus et le mieux peuplé de
la ville, près du lac et du Rhône. C'était un vaste carré long, à deux
cents pas environ de la Croix d'Or. Froment hésitait, mais la foule
s'ébranla et l'emporta, comme l'eût fait le courant d'un fleuve,
jusqu'à l'angle sud-ouest de la place, où se tient encore le marché
aux poissons. Les revendeuses étaient là, avec leur marchandise toute
fraîche, étalée sur leurs bancs. Les huguenots ne trouvant pas
d'autres chaires, prirent un de ces bancs, et invitèrent Froment à y
monter. Il était calme mais ferme et décidé, comme son maître Farel, à
prêcher en tout lieu la vérité.
Au moment où sa tête parut au-dessus des autres, la multitude qui
remplissait la place fit éclater sa joie, et tous ceux qui
l'entouraient crièrent de plus en plus fort : « Prêchez-nous,
prêchez-nous la Parole de Dieu! » Froment, touché, répondit à haute
voix : « C'est aussi celle qui demeurera éternellement ». Le tumulte
était si grand que le prédicateur n'eût pu se faire entendre. « Il
leur fit signe de la main de faire silence, et ils se turent. »
« Invoquez Dieu avec moi », dit-il; puis descendant du banc, il se mit
à genoux sur la terre. Il était ému; les larmes coulaient le long de
ses joues; un grand silence régnait sur cette place, qui fut si
souvent à cette époque le théâtre d'agitations tumultueuses. Les uns
s'agenouillaient, les autres se tenaient debout; toutes les têtes
étaient découvertes; même ceux qui étaient étrangers à l'Évangile
semblaient recueillis. Froment joignit les mains, leva les yeux au
ciel, et parlant si distinctement que tous l'entendaient comme s'ils
avaient été près de lui, il dit :
« Dieu éternel, père de toute miséricorde, tu as promis à tes enfants
de leur donner tout ce qu'ils demanderaient avec foi, sans rien leur
refuser, moyennant que ce soit chose juste et raisonnable; et tu as
toujours exaucé tes serviteurs, qui sont oppressés de tant de manières.
Tu connais maintenant quel est le besoin de ce pauvre peuple...
mieux que lui et que moi... Ce besoin, c'est principalement d'entendre
ta Parole. Il est vrai que nous avons été ingrats à te reconnaître
pour notre seul Père, et ton propre Fils Jésus-Christ, que tu as
envoyé à la mort pour nous, afin d'être notre seul Sauveur et
intercesseur. Cependant, Seigneur, tu nous as promis que toutes les
fois que le pauvre pécheur se retire vers toi, par le moyen de ton
Fils, né de la vierge Marie, tu l'exauces. Nous savons, et même nous
sommes assurés que tu ne demandes point la mort et la confusion des
transgresseurs, que tu veux qu'ils se convertissent et qu'ils
vivent... Tu veux qu'ils ne demeurent pas sous la grande tyrannie de
l'Antichrist, sous la main du diable et de ses serviteurs, qui ne font
que batailler contre ta sainte Parole et dissiper ton oeuvre... Ô
notre Père! vois ce pauvre peuple aveugle et conduit par des aveugles,
tellement qu'ils tombent tous dans la fosse et ne peuvent en être
relevés que par ta miséricorde... Relève-les donc, par ton
Saint-Esprit, ouvre leurs yeux, leurs oreilles, leur entendement, leur
coeur afin que, reconnaissant leurs fautes, ils regardent à la bonté
de ton Fils, que tu as donné à la mort pour eux! Et puisqu'il t'a plu,
Seigneur, de m'envoyer à eux, fais-leur à eux et à moi, cette grâce
infinie, de leur faire recevoir, par ton Saint-Esprit, ce que tu
mettras en la bouche de ton serviteur qui, certes, est indigne de
porter une si grande ambassade. Toutefois, puisqu'il t'a plu de me
choisir parmi les choses débiles de ce monde, donne-moi force et
sagesse tellement que ta puissance soit manifestée... non seulement en
cette ville, mais dans tout le monde. Comment ton serviteur
subsisterait-il en la présence d'une si grande multitude
d'adversaires, s'il ne te plaisait de le fortifier! Montre donc que ta
vertu est plus grande que celle de Satan et que ta force n'est pas
comme celle des hommes! » Froment termina sa prière par l'Oraison
dominicale [le Notre Père].
Le peuple était touché; il avait souvent entendu les prières
machinales des prêtres, mais non prier de coeur. On se disait que les
réformateurs n'étaient pas certes des gens de parti, mais des
chrétiens qui voulaient le salut des hommes. L'évangéliste se releva
et remonta sur le banc, qui allait devenir à Genève la première chaire
de la Réformation. Il avait appris la conduite des curés de la
Madeleine et de Saint-Germain; il était ému de l'opposition furieuse
des prêtres à la prédication de l'Évangile. Il avait encore devant les
yeux leurs épées et leurs arquebuses. Il résolut de leur opposer
l'épée de l'Esprit, qui est la Parole de Dieu. Il fallait détourner
les Genevois des docteurs qui les abusaient et les diriger vers les
saintes Écritures. Il fallait rompre avec la papauté. Tous les regards
étaient fixés sur lui; on le vit prendre un livre, c'était l'Évangile.
Il l'ouvrit au septième chapitre de saint Matthieu et y lut ces
paroles : « Prenez garde aux faux prophètes qui viennent à vous en
vêtements de brebis, mais qui au dedans sont des loups ravisseurs;
vous les reconnaîtrez à leurs fruits. » Alors fixant les yeux sur son
immense auditoire, et exprimant dès les premiers mots la pureté de sa
foi dans les mystères de Dieu, Froment dit : « Notre Sauveur
Jésus-Christ, vrai Dieu et homme, conçu du Saint-Esprit et né de la
vierge Marie, connaissant les choses qui devaient advenir, prévoyait
que les faux prophètes ne viendraient pas avec une face hideuse, mais
avec les plus belles apparences du monde sous couleur de sainteté et
vêtus de peaux de brebis, tellement que les enfants de Dieu seraient
séduits. C'est pourquoi il exhortait ses disciples à être prudents
comme des serpents et simples comme des colombes. Notre Dieu ne veut
pas avoir un peuple fou, écervelé, mais doué d'une grande prudence,
qui sache distinguer entre la doctrine de Dieu et celle des hommes.
Celui qui ne le sait pas s'égare, et ressemble plutôt à un pourceau
qui ne discerne pas les choses bonnes des choses vilaines, et reçoit
tout à la volée... Ah! si le serpent qui n'est qu'une bête brute est
si prudent en sa génération, s'il ferme les oreilles pour ne pas ouïr
la voix de l'enchanteur, s'il dépose sa vieille peau quand le temps de
le faire est arrivé, ne craindrons-nous pas de suivre la doctrine
controuvée [inventée et mensongère] des hommes? Ne poserons-nous pas
notre ancienne peau, pour en revêtir une nouvelle? Oui, il faut nous
dépouiller de notre vieille nature qui est le péché, Satan,
l'idolâtrie, l'impureté, les rapines, l'hypocrisie, l'orgueil,
l'avarice, la fausse doctrine, et revêtir l'homme nouveau qui est
Christ... Il ne nous servirait de rien d'entendre la Parole de
l'Évangile, si nous ne voulions changer nos vues méchantes, et de
connaître les faux docteurs, si nous ne voulions les éviter. Quoi!
connaissant des bêtes venimeuses, habiterions-nous avec elles? Voyant
un plat de poison, ne nous garderions-nous pas d'en manger?
« Mais Christ veut encore que nous soyons simples comme des colombes.
Non d'une simplicité d'hypocrisie monastique ou de bigoterie, mais
d'une simplicité de coeur, sans fiel, aimable comme celle des
colombes... Si nous cheminons avec une telle simplicité, nous
vaincrons tous nos ennemis, comme Jésus-Christ a vaincu ses
adversaires par sa douceur... Ne nous mettons pas à battre, à tuer, à
brûler, ainsi que le font les tyrans. L'enfant de Dieu, pour se
défendre, n'a d'autre couteau que celui de la Parole de Dieu, mais ce
couteau-là tranche des deux côtés, et atteint jusqu'à la moelle. »
Chacun comprenait ce que Froment voulait dire et plusieurs se
rappelant l'émeute de la veille se regardaient en souriant. Mais,
tandis que ces paroles prononcées avec feu remuaient la foule
assemblée au Molard, il y avait encore plus d'agitation dans le reste
de la ville. Les prêtres étaient en colère; ils avaient voulu fermer
les salles d'école de Froment et maintenant il prêchait sur la grande
place. Ils allaient de l'un à l'autre; ils excitaient les laïques :
« Les luthériens, disaient-ils, ont mené leur idole à la place du
Molard pour l'y faire prêcher ». Le vicaire épiscopal, instruit par
eux, avertit les syndics, et ceux-ci appelèrent le grand sautier,
Falquet, et lui donnèrent l'ordre de faire cesser cette prédication.
Cet officier descendit aussitôt au Molard; les huissiers lui frayèrent
un chemin à travers la foule et, étant arrivé jusqu'à Froment, qui
parlait alors avec une grande hardiesse, il étendit son bâton vers le
prédicateur et lui dit : « Au nom de Messeigneurs, je vous commande de
ne plus prêcher. »
Froment s'arrêta et se tournant vers le grand sautier, lui répondit à
haute voix : « Il vaut mieux obéir à Dieu qu'aux hommes. Dieu me
commande de prêcher sa Parole; toi, tu me le défends. À ce, je ne suis
pas tenu d'obéir. » Cependant l'apparition de la force publique
causait une certaine sensation dans l'auditoire. L'évangéliste le
remarquant, se tourna vers le peuple et dit : « Ne vous troublez
point, mes amis, mais écoutez ce que notre Seigneur dit, qu'on doit se
garder des faux prophètes. » Chacun se calma; le silence se rétablit,
et le grand sautier voyant l'évangéliste décidé à parler, jugea que le
plus sûr était d'en référer à ses seigneurs, et il s'en retourna avec
ses huissiers. Alors Froment reprenant son discours, dit :
« Pour se garder des faux prophètes il faut connaître qui ils sont,
quelle est leur doctrine, quelle est leur vie et de quoi ils sont
vêtus. Quand ils vous auront été dépeints au vif et sous toutes leurs
couleurs, vous fuirez leur doctrine et leur vie, comme étant plus
dangereuses que la peste. Les pestes dont Dieu vous a visités
ci-devant, ne vous ont touchés qu'au dehors; mais celle-ci, plus
venimeuse que tous les autres venins de la terre, infecte l'âme, la
tue et la met à perdition. De cette peste, nous et nos pères, nous
avons tous été infectés déjà environ l'espace de mille ans. Ce n'est
pas qu'elle soit arrivée tout à coup, et en apparence vilaine et
difforme; non, elle est venue peu à peu, sous couleur de sainteté et
sous vêtements de brebis; ces loups ravissants ayant même bonne
intention... Mais quoique Jésus-Christ nous eût avertis de leur venue,
et nous les eût montrés du doigt, nous avons été aveugles, et nous
nous sommes laissés mener par le nez à la fosse du mensonge, comme de
pauvres bêtes à l'abreuvoir... Le fils de la perdition, celui qui dans
le temple de Dieu, se fait adorer comme Dieu, vous l'adorez et vous
faites ses ordonnances. Oh! quel brave maître vous servez, quels
prophètes vous avez! Les connaissez-vous? Pour ne pas vous tenir en
suspens, je déclare ouvertement que c'est du pape que je parle, et que
les faux prophètes contre lesquels je vous mets en garde, ce sont les
prêtres, les moines, et tous les autres de son ménage...
« Mais quelques-uns parmi vous, qui sont eux-mêmes de cette troupe,
nous diront : C'est vous qui êtes les faux prophètes! Notre loi est
ancienne, mais la vôtre n'est que de deux jours et jette dans le
trouble les hommes de toute la terre. Pendant que les nôtres ont
régné, nous avions tant de bien, tant de bonnes années, que c'était
merveille! Mais depuis que vous êtes venus prêcher cette nouvelle loi,
il n'y a eu que guerres, famines, pestes, divisions, noises,
malveillances. Certes, vous n'êtes pas de Dieu.
« Eh bien, examinons ces propos. Voyons, cherchons quels sont les faux
prophètes? Vos prêtres ou nous?... Pour bien discerner la cause, il
faudrait que les deux parties eussent un juge compétent, qui ne fût
point accepteur de personnes et que les parties elles-mêmes ne fussent
point juges en leur propre cause. Car si dans les jugements civils il
faut bons juges, bonnes informations, bons témoins, bonnes raisons et
lettres patentes, combien plus dans les choses de Dieu!... Nous
prendrons en conséquence un juge compétent, et nous produirons
témoins, lettres et coutumes anciennes pour la défense de notre
droit. »
La curiosité était excitée; on se demandait quel était le nom de ce
juge. Jusqu'alors le pape avait été appelé le juge des controverses.
Qui Froment allait-il donc mettre à la place? « En premier lieu,
dit-il, le juge ce sera Dieu. Oui, Dieu qui juge d'un juste jugement
sans regarder ni le pauvre ni le riche, ni le fou ni le sage, mais qui
donne droit à celui à qui il appartient. Ce sera son vrai Fils
Jésus-Christ, accompagné de ses bons et légitimes témoins, les
prophètes et les apôtres. Et voici, continua-t-il en prenant le
Nouveau Testament et le montrant au peuple, voici des lettres
scellées, signées du sang précieux de notre Seigneur et de tant de
fidèles martyrs qui ont été mis à mort pour rendre ce témoignage. Qu'y
lisons-nous? D'abord le Seigneur y censure les pharisiens, ces
aveugles conducteurs (
Matthieu 15.14
). Or, pensez-vous que les vôtres (les prêtres romains) ne seront pas
repris par lui?... Eux qui se disent saints par leurs mérites, seuls
de l'Église, et veulent vous conduire, par leurs bulles, pardons,
confessions auriculaires, messes et autres tracasseries ou badinages,
qu'ils ont inventés de leurs têtes..., ce que les pharisiens n'ont
jamais osé faire.
« De plus, le Seigneur en saint Matthieu rend ce témoignage : 'Il
viendra de faux prophètes aux derniers temps qui vous diront : Christ
est ici, Christ est là!' (
Matthieu 24.23
) Ne vous dit-on pas que Christ est là... aux parties intérieures de
la maison sainte, caché au plus profond, dans un vase. Ne les croyez
pas! Le vrai Christ est celui qui nous a rachetés par son sang.
Cherchez-le par une vraie foi à la droite du Père; et non pas au
profond de la maison, dans une armoire, dans le ciboire..., ainsi que
font vos nouveaux rédempteurs et sacrificateurs.
« Et que dit encore aujourd'hui Jésus-Christ, pour plus grande
vérification des faux prophètes? Il dit non seulement qu'ils viennent
en vêtements de brebis, mais qu'ils se promènent en longues robes et
qu'ils dévorent les maisons des veuves en faisant semblant de prier
beaucoup. (
Luc 20.46;
Marc 12.38;
Matthieu 23.14
). Le Seigneur ne défend pas qu'on porte de longues robes pour la
nécessité du corps; mais il défend la superstition hypocrite qu'on y
met, s'estimant être par de telles choses, meilleurs, plus saints que
les laïques, être autrement accoutrés, tondus et rasés que nous...
Oui, par de tels moyens, ils ont dévoré les veuves. Non que je veuille
dire qu'ils mangent les femmes; c'est une manière de parler; comme on
dit des tyrans qu'ils mangent leur peuple, et des procureurs qu'ils
mangent leurs clients; cela veut dire leur substance; et non que,
comme les anthropophages, ils mangent la chair des hommes. 'Ils ont
cassé leurs os (pour avoir la moelle), dit un prophète, et ils en
mangent, comme on mange la chair qu'on cuit au pot.' (
Michée 3.3 )
« Or, regardez maintenant, peuple!... je vous en supplie, et jugez
vous-mêmes. Dites-nous qui sont ceux qui portent de tels
accoutrements, de telles robes longues, et qui mangent les veuves, en
faisant semblant de prier beaucoup. Vous savez assez que ce n'est pas
nous; car nous sommes accoutrés comme les autres; mais si les vôtres
s'habillaient comme nous, ils seraient excommuniés et apostats...
« Il y a plus : Nous, nous ne donnons pas à entendre aux pauvres gens
qu'ils doivent nous apporter de leurs biens et qu'alors nous les
sauverons; que, priant pour eux et pour les morts, nous les sortirons
du purgatoire... Mais les vôtres le font, et sous de telles couleurs,
ils ont tiré sous leur patte, presque tous les biens de la terre. Et
il ne faut en dire mot..., car celui qui en parlera sera soudainement
mis à mort, ou excommunié, ou appelé hérétique et luthérien!
« Ah! Jésus-Christ, saint Paul et les autres apôtres les dépeignent
vraiment au vif, et il n'y a si aveugle, ni si ignare qui ne puisse
facilement les reconnaître, excepté ceux qui ont peur de perdre leurs
soupes grasses. Nos saintes Écritures les appellent fontaines sans
eau, antichrists, mépriseurs de la seigneurie. Elles disent qu'ils
s'adonnent aux doctrines des démons, qu'ils défendent de se marier,
qu'ils commandent de s'abstenir des viandes que Dieu a créées pour les
fidèles... (
1 Timothée 4.1, 3 ). »
Pendant que Froment discourait ainsi sur la place du Molard, les
magistrats réunis à l'hôtel de ville, apprenaient du grand sautier que
le discours continuait. Les syndics en furent irrités. Les chanoines
et les prêtres se dirent que le pouvoir civil étant impuissant, ils
devaient se charger eux-mêmes de l'affaire; ils saisirent leurs armes
et s'apprêtèrent à descendre. En même temps le conseil, décidé à faire
un exemple, ordonna d'appréhender les prêcheurs partout où ils se
trouveraient. En conséquence le lieutenant de police, le procureur
fiscal, des huissiers, des soldats et des prêtres se rendirent en
grand nombre au Molard, échauffés, indignés de la hardiesse de
l'évangéliste et décidés à le jeter en prison. Si Farel a été mis à
l'abri de leurs coups, Froment du moins ne leur échappera pas! Tandis
que cette troupe agitée descendait le Perron avec des pensées de mort,
Froment, qui ne s'en doutait pas ou ne s'en souciait pas, continuait
son discours au peuple de Genève.
« II y a encore, disait-il, beaucoup d'autres chapitres des Écritures,
qu'on pourrait produire pour plus grande démonstration; mais cela vous
doit suffire et vous mettre en état de discerner si ce sont vos
pasteurs ou nous qui sommes de faux prophètes. Il n'y a personne de
vous qui ne sache bien que nous ne défendons ni le mariage, ni les
viandes; que nous déclarons le mariage saint, ordonné dès le
commencement du monde, à tous ceux qui n'ont pas le don de continence,
sans aucune différence de personnes. Mais le pape fait autrement et
dit : Que ceux qui n'ont pas une femme légitime aient une concubine
(Distinction XXXIV, chap. xvi). Qui non habet uxorem, loco illius
concubinam habere potest; car, ajoute-t-il, je veux qu'ils soient
saints... Certes, merveilleuse sainteté que celle-là!... Je vous en
fais tous juges. Vous les connaissez depuis longtemps mieux que
moi...
« Quant aux viandes, nous laissons chacun libre, comme l'a fait notre
Seigneur, exhortant le peuple à en user raisonnablement, sans nul
excès, ni superfluité, et en rendant grâces à Dieu... Mais ceux-ci
font tout le contraire. Quoique Christ ait été envoyé du Père, pour
nous enseigner la vérité, ils nous apportent mensonges, rêveries,
fausses doctrines, défenses de mariage et de viandes, et toutes sortes
de badinages, comme si c'étaient des choses saintes. »
À ce moment-là, un bruit confus se fit entendre. Claude Bernard, qui
avait l'oreille et l'oeil aux aguets, aperçut une troupe armée qui
débouchait sur la place. Le lieutenant de la ville, le procureur
fiscal, les hommes d'armes et les prêtres armés, irrités, impatientés,
envahissaient le Molard. Bernard sentit que la résistance était
inutile, dangereuse; il ne fallait pas d'ailleurs que la Réformation
s'établît dans Genève par la violence, elle ne devait y entrer que par
la conviction. Il n'y avait pas un moment à perdre, chacun comprenait
ce qui arriverait à l'évangéliste, s'il venait à être saisi. Il fallait
le sauver. Bernard donc s'élance de sa place, se précipite « fort
échauffé » vers Froment, et lui crie d'une voix retentissante et de
tous ses poumons : « Voici tous les prêtres qui viennent en armes!...
Le procureur fiscal et le lieutenant de la ville les accompagnent...
Pour l'honneur de Dieu, descendez de ce banc, et qu'on vous sauve la
vie!... Sauvez-vous... sauvez-vous!... » Froment ne voulait pas
descendre. En vain le suppliait-on; son coeur brûlait au dedans de
lui; il s'apercevait que sa parole remuait les âmes... Comment
abandonner son oeuvre dans un moment si décisif? Mais déjà les prêtres
et les arquebusiers s'approchaient; déjà quelques huguenots mettaient
la main sur leur épée et s'apprêtaient à repousser la cohorte
sacerdotale. Il y aura des blessés, il y aura des morts. « De grâce,
dit Bernard, pour l'honneur de Dieu, évitons l'effusion du sang. »
Froment ne peut résister à ces paroles. Quelques-uns de ses amis le
saisissent, le descendent de dessus le banc et l'entraînent. Ils le
font passer secrètement par une petite allée et ils arrivent ainsi
dans la maison de Jean Chautemps. La porte s'ouvre et l'évangéliste
est caché dans un lieu secret. En vain les prêtres et les soldats
s'étaient-ils efforcés de l'atteindre; la masse des auditeurs s'était
mise entre eux et lui. Le lieutenant commanda au peuple, « avec grand
peine », de se retirer; et en effet, l'évangéliste étant en sûreté,
l'assemblée se dispersa; et les magistrats et les prêtres, confus et
irrités, vinrent raconter aux syndics cette seconde mésaventure. La
Parole n'avait pas été semée en vain; plusieurs des auditeurs
trouvaient qu'on leur avait donné cette année de belles étrennes. Tel
fut à Genève le premier jour de l'an 1533.
Tous les prêtres et leurs adhérents n'étaient pourtant pas remontés à
l'hôtel de ville. Froment avait disparu, mais il ne pouvait être loin.
Quelques-uns rôdaient dans les rues adjacentes et cherchaient à
découvrir la retraite du réformateur. À la fin l'un d'eux l'apprit.
Chautemps était bien connu comme un évangélique décidé, et l'on se
rappelait qu'il avait eu déjà Olivétan dans sa demeure. Plusieurs
catholiques s'établirent sous les fenêtres, et la nuit étant venue, on
commençait à faire du bruit. Ceci effraya les amis de Froment. Le
cherchant dans sa cachette, ils lui dirent : « Il faut vous transférer
dans la maison d'un autre citoyen ». Ils passèrent par une porte de
derrière et parvinrent, grâce aux ténèbres, à le conduire, sans qu'il
fût reconnu, chez l'énergique Perrin, plus redouté que l'honnête
Chautemps. Mais bientôt les prêtres et leurs adhérents s'y
transportèrent : « Ami Perrin! criaient-ils, nous voulons ruiner ta
maison, voire te brûler si tu ne donnes congé à ce luthérien. » Perrin
usa d'habileté; il sortit et dit aux catholiques ameutés : « Nous
avons la liberté de garder chez nous un serviteur, homme de bien, sans
être contredit par personne ». Puis il dit à Froment : « Vous êtes mon
serviteur, je vous engage comme tel; vous travaillerez pour moi. » En
même temps, quelques-uns des amis de Perrin, fiers huguenots,
s'avancèrent dans la rue et montrèrent aux prêtres une figure
menaçante. Force fut à ceux-ci de se retirer. Les syndics décidèrent
de convoquer le grand conseil pour le lendemain.
Les circonstances étaient graves. La nouvelle doctrine venait d'être
prêchée publiquement. Le discours hardi de Froment avait fait
impression, surtout sur les huguenots. Ils avaient reconnu que le
moyen le plus sûr de garantir leur émancipation politique, c'était
d'établir la Réformation religieuse. Sur la place du Molard
l'Évangile et la liberté s'étaient donné la main. Les catholiques se
demandaient si la domination du pape allait s'écrouler. Les partis
divers s'animaient, s'apostrophaient et de vifs débats s'engageaient
entre eux. Les politiques soutenaient que si la ville était divisée
sur des matières aussi capitales, son irréconciliable ennemie, la
Savoie, planterait sa croix blanche sur les murs, si longtemps
convoités par elle. Certains laïques, pleins de confiance dans leur
propre intelligence, demandaient s'il fallait permettre que des
inconnus, des follateurs se mettent à débiter partout leurs folies?...
Les prêtres parlaient le plus fort; ils demandaient aux Genevois s'ils
voulaient abandonner la foi de leurs ancêtres, si la religion
apostolique, catholique, attaquée, renversée, anéantie, devait faire
place à une doctrine nouvelle qui entraînerait la ruine de Genève. Les
huguenots répondaient que si la religion annoncée par les réformateurs
n'était pas celle du pape, des scolastiques, des conciles, peut-être
même des Pères, c'était du moins celle des apôtres et de Jésus-Christ,
et qu'elle était par conséquent plus ancienne que celle de Rome. Ils
représentaient que le gouvernement papal n'étant autre chose que le
despotisme dans l'Église, ne pouvait produire que le despotisme dans
l'État. Les deux partis se tranchaient toujours davantage. Les syndics
et les conseillers, désireux de rétablir la concorde, allaient tantôt
à droite, tantôt à gauche pour apaiser les plus violents; mais c'était
chose fort difficile.
Le 2 janvier, le conseil des Deux-Cents s'étant réuni, le premier
syndic proposa « qu'il fût défendu de prêcher dans les maisons
particulières ou dans les lieux publics, sans la permission de MM. les
syndics ou de M. le vicaire épiscopal, et ordonné que tous ceux qui
connaîtraient des prédicants coupables d'infraction à cette loi,
soient obligés de les révéler, sous peine de trois traits de corde ».
À ces mots, les huguenots s'écrièrent : « Nous demandons la sainte
Écriture! » Mais les amis des prêtres répondirent : « Nous voulons
absolument que cette secte soit extirpée! » Le conseil crut mettre tout
le monde d'accord en décrétant que le cordelier Bocquet prêcherait
jusqu'au carême prochain.
Alors le premier syndic, affligé des divisions et des haines qui
séparaient les citoyens, dit : « Que tous, citoyens et habitants se
pardonnent ». Les Genevois qui avaient le coeur vif à la colère,
l'avaient prompt à la réconciliation. « Oui, oui, s'écrièrent-ils de
tous côtés, nous voulons aimer ceux qui sont d'un avis contraire. » Et
ils levèrent la main. Bientôt on vit dans les rues des bandes, où les
hommes les plus opposés, marchaient en se donnant affectueusement le
bras.
Pendant ce temps Froment se tenait chez Perrin et y faisait des
rubans; « autrement, nous dit-il, il n'eût pu y demeurer ». Tandis
qu'assis en silence à son métier de tisserand, il faisait aller sa
navette de droite à gauche et de gauche à droite, il se demandait
s'il resterait caché ou s'il annoncerait de nouveau publiquement
l'Évangile? Il se décida à aller de maison en maison fortifier ceux
qui avaient cru, se montra et se mit à frapper à certaines portes;
quelques-uns de ses amis, armés de gros bâtons, le suivaient de loin,
sans qu'il le sût, pour empêcher qu'on ne lui fit quelque outrage. Un
jour pourtant, une femme vulgaire lui cria de grosses injures; Jean
Favre, violent huguenot, son garde du corps, s'approcha d'elle et lui
donna « un soufflet fort sec ». Froment se retourna et, affligé de la
vivacité de son ami, dit : « Ce n'est pas par rudesse qu'il faut
gagner les gens, mais par amitié et par douceur ».
Un autre jour, Froment passait sur le pont du Rhône pour aller chez
Aimé Levet. C'était jour de fête, et les prêtres, à la tête d'une
procession, entraient sur le pont d'un côté, au moment où Froment y
arrivait de l'autre; ils portaient des croix, des reliques,
marmottaient des prières, invoquaient les saints : « Sancte Petre! »
chantaient les uns; « Sancte Paule! » chantaient les autres. Froment
surpris et embarrassé résolut d'être modéré et de ne pas jeter les
saints à la rivière, comme l'avait fait son maître Farel à
Montbéliard. Il resta donc immobile, mais sans s'incliner devant les
images. À cette vue les prêtres, cessant leurs litanies, se mirent à
crier : « Courons sur lui!... À la cagne (aux chiens)! Au Rhône! » Les
femmes dévotes, qui les suivaient, rompant les rangs, se précipitèrent
sur le réformateur; l'une le prit par le bras, l'autre par l'habit;
une troisième le poussa par derrière : « Au Rhône! » criaient-elles,
et elles s'efforçaient de le jeter dans la rivière. Mais la garde de
sûreté, qui était à quelque distance, Jean Humbert et quelques autres
huguenots, s'élançant impétueusement, arrachèrent Froment des mains de
ces furies. Alors les femmes, les prêtres, et les sacristains, voyant
que les luthériens avaient enlevé leur idole, crièrent encore plus
fort. Une foule tumultueuse s'agitait sur le pont. Les huguenots,
voulant mettre Froment en sûreté, le firent entrer précipitamment
clans la maison d'Aimé Levet, situé au coin du pont. Alors des gens du
peuple, ameutés par le clergé, se mirent à en faire le siège; ils
jetaient des pierres contre les fenêtres, ils jetaient de la boue dans
la pharmacie; puis y entrant, ils répandaient sur le plancher les
drogues et les flacons. Levet était apothicaire, état fort honoré.
Mais les huguenots, ayant mis Froment en sûreté dans une chambre
secrète, sortirent, et aidés de quelques amis, chassèrent du pont les
prêtres, les femmes et tous les perturbateurs.
À la nuit, Froment ayant quitté sa cachette retourna chez Perrin et,
réunissant ses amis, leur représenta qu'il croyait devoir quitter la
ville à cause de ces tempêtes bouillantes. Chautemps, Perrin, Levet,
Guérin, furent grandement affligés; mais ils reconnurent que la
violence des adversaires rendait inutile le séjour dans Genève de
l'évangéliste. Claude Magnin s'offrit pour l'accompagner; et la nuit
étant venue, Froment dit adieu à ses frères. Marchant avec précaution,
il sortit de la ville, traversa le pays de Vaud et arriva dans son
village d'Yvonand, où il se reposa des batailles genevoises.
Froment ne fut pas de ces hommes éminents, qui jouent un rôle à cause
de leur grand caractère et dont l'influence ne cesse de s'accroître.
Son ministère à Genève pendant une partie de l'hiver de 1532 à 1533
fut l'époque héroïque de sa vie; après cela il ne se montra guère
qu'au second ou au troisième rang; des docteurs qui lui étaient
supérieurs l'effacèrent. Il ressemble par la brièveté de son ministère
à ces astres qui frappent pendant quelques semaines tous les regards
puis disparaissent. Mais il leur fut aussi semblable par cette vertu
que le peuple attribue à leur passage éphémère. Le séjour de Froment
ébranla les traditions romaines dans Genève, sortit de l'oubli la
sainte Écriture, commença à répandre dans cette ville quelques lueurs,
et y jeta les premiers fondements de l'Église. Bientôt la Parole de
Dieu y fut apportée avec plus d'abondance par Farel et par Calvin; le
soleil y versa toutes ses lumières, et un édifice s'éleva, solide et
majestueux, sur les bases posées par le pauvre maître d'école.