(Tiré de Éthique, Éditions Labor et Fides, p. 29-34)
« Quand j'aurais le don de prophétie, et quand je connaîtrais tous les
mystères et toute la science; quand j'aurais même toute la foi jusqu'à
transporter les montagnes, si je n'ai pas l'amour, je ne suis rien.
Quand je distribuerais tous mes biens pour la nourriture des pauvres,
quand je livrerais même mon corps pour être brûlé, si je n'ai pas l'amour,
cela ne me sert de rien. » (
1 Corinthiens 13.2-3
) Voilà la parole décisive : c'est l'amour qui distingue l'homme uni à
l'origine [avec Dieu] de celui qui en est séparé. Il existe une
connaissance du Christ, une forte foi en Lui, des sentiments charitables
et même un dévouement [allant] jusqu'à la mort dépourvus d'amour. C'est là
le point capital. Sans cet amour tout s'écroule et tout est condamnable,
avec lui tout retrouve son unité et tout est agréable à Dieu. Quel est
donc cet amour?
Selon tout ce que nous avons vu jusqu'ici, toutes les définitions qui
voient l'amour dans le comportement humain, dans les sentiments, dans
le dévouement et le sacrifice, dans la solidarité, la fraternité, le
service et l'action, sont à éliminer. Nous venons d'apprendre que tous
ces phénomènes peuvent exister sans amour. Tout ce que nous avons l'habitude
d'appeler amour, ce qui vit dans les profondeurs de l'âme aussi bien que
dans nos actes visibles, même tout service fraternel qui procède d'un
coeur pieux, peut être sans amour, non pas parce que tout comportement
humain contient toujours un « reste » d'égoïsme qui efface l'amour, mais
parce que l'amour est foncièrement différent de ce que nous entendons.
L'amour n'est pas non plus dans la relation de personne à personne, ni
dans l'intérêt qu'on porte aux individus, par opposition à un humanitarisme
« objectif » et impersonnel. Non seulement le domaine personnel et le
domaine « objectif » sont séparés ici de manière abstraite et non biblique,
mais en outre l'amour devient un comportement humain, qui d'ailleurs est
toujours partiel. L'amour est alors une morale personnelle supérieure,
plus parfaite et plus complète qu'une morale inférieure purement objective.
Il est conforme à cette conception d'opposer amour et vérité; l'amour
personnel est ainsi supérieur à la vérité, qui est impersonnelle. Ce
faisant, on contredit la déclaration de saint Paul, selon laquelle
l'amour met sa joie dans la vérité (
1 Corinthiens 13.6
). L'amour ignore précisément ce conflit par lequel on voudrait le définir;
car dans son essence, il est au-delà de toute désunion [personnelle,
théologique ou autre]. Luther, au regard lucide et biblique, appelle
« amour maudit » tout amour qui porte atteinte à la vérité ou la neutralise,
se masquerait-il sous l'aspect le plus dévot. Un amour qui n'embrasserait
que le domaine personnel et démissionnerait devant le domaine objectif ne
serait jamais l'amour du Nouveau Testament.
Si donc il n'y a aucun comportement humain imaginable que l'on puisse
appeler amour de façon non équivoque, si l'amour est au-delà de toute la
désunion dans laquelle vivent les hommes, si toute la charité que les
hommes peuvent concevoir et exercer n'est pensable qu'en tant que
comportement humain à l'intérieur de la désunion existante, alors un
mystère subsiste : qu'est-ce que l'amour selon la Bible? Celle-ci ne
nous refuse certes pas la réponse, qui nous est d'ailleurs bien connue;
mais nous l'interprétons mal. La Bible dit : « Dieu est amour » (
1 Jean 4.16
). Pour être bien comprise, cette affirmation devrait être lue avec l'accent
mis sur le mot Dieu, alors que nous avons pris l'habitude de le mettre
sur le mot amour. Dieu est amour, Dieu Lui-même, et non pas tel comportement,
tel sentiment, tel acte humain. Seul celui qui connaît Dieu connaît l'amour;
il est faux de penser que notre nature nous révèle d'abord l'amour et
ensuite Dieu. Personne ne connaît Dieu, à moins que Dieu ne Se révèle à lui.
Par conséquent, personne ne connaît l'amour si ce n'est dans la propre
révélation de Dieu. Amour est donc révélation divine. Or, qui dit révélation
divine dit Jésus-Christ. « L'amour de Dieu pour nous a été manifesté en
ceci : Dieu a envoyé son Fils unique dans le monde, afin que nous ayons la
vie par lui. » (
1 Jean 4.9
) La révélation de Dieu en Jésus-Christ, la révélation de Son amour précède
tout amour humain. L'amour a son origine en Dieu et non en nous; il est le
comportement de Dieu et non celui de l'homme. « Voici en quoi consiste
l'amour, ce n'est pas nous qui avons aimé Dieu, mais c'est lui qui nous a
aimés, et qui a envoyé son Fils comme victime expiatoire pour nos péchés. » (
1 Jean 4.10
) Ce n'est qu'en Jésus-Christ, en ce qu'Il a accompli pour nous, que nous
connaissons l'amour. « À ceci nous avons connu l'amour : c'est qu'il a donné
sa vie pour nous. » (
1 Jean 3.16
) Ici comme ailleurs, la Bible ne donne pas une définition générale de l'amour,
en disant par exemple qu'il consiste à donner sa vie pour les autres.
L'amour dans le sens biblique n'est pas une attitude générale, mais le don
absolument unique que le Christ nous a fait de Sa vie. L'amour est
indissolublement lié au nom de Jésus-Christ en tant que révélation de Dieu.
En réponse à la question : qu'est-ce que l'amour? le Nouveau testament
nous renvoie de façon non équivoque à Jésus-Christ seul. C'est Lui qui en
est la seule définition. Mais nous nous méprendrions encore du tout au tout
si nous voulions déduire de la contemplation de Jésus-Christ, de Son oeuvre
et de Sa passion, une définition générale de l'amour. L'amour n'est pas ce
que le Christ accomplit et ce qu'il souffre, mais ce que Lui-même fait et
souffre. C'est toujours Lui qui est l'amour, c'est Dieu Lui-même. C'est
toujours la révélation de Dieu en Jésus-Christ.
En concentrant de la façon la plus stricte toutes nos pensées et toutes nos
affirmations concernant l'amour sur le nom de Jésus-Christ, nous devons nous
garder de jamais rabaisser ce nom à une notion abstraite; il doit toujours
être compris dans la plénitude concrète de la réalité historique d'un être
vivant. Nous déclarons donc tout en maintenant tout ce que nous venons de
dire que seules l'action et la souffrance concrètes de l'homme Jésus-Christ
nous font comprendre ce qu'est l'amour. Le nom de Jésus-Christ, dans lequel
Dieu Se révèle, s'interprète lui-même dans la vie et les paroles du Christ.
En définitive, le Nouveau Testament ne consiste pas en une répétition sans
fin de ce nom, mais il illustre ce que ce nom comporte par des événements,
des exemples et des affirmations qui nous sont accessibles. Ainsi la force
du concept « amour », l'agapé, n'est nullement arbitraire; car si cette
notion est définie d'une façon entièrement neuve dans le message
néotestamentaire, elle n'en dérive pas moins de ce que nous entendons par
« amour » dans notre langage. Cela ne signifie pas que la conception
biblique de l'amour soit un certain aspect de la notion qui est la nôtre
depuis toujours; elle apparaît au contraire comme le seul fondement, la
seule vérité et la seule réalité de l'amour, de telle sorte que notre
conception naturelle de l'amour n'est vraie et réelle que pour autant
qu'elle participe à son origine, c'est-à-dire à l'amour qui est Dieu
Lui-même en Jésus-Christ. Notre réponse à la question : en quoi consiste
l'amour? est donc toujours celle de l'Écriture : il consiste dans la
réconciliation de l'homme avec Dieu en Jésus-Christ. Ce qui sépare l'homme
de Dieu, des autres hommes, du monde et de lui-même, disparaît alors.
L'amour originel est restitué à l'homme.
L'amour désigne donc cette action de Dieu en faveur de l'homme, par
laquelle la désunion de ce dernier est surmontée. Cet acte s'appelle
Jésus-Christ, la réconciliation. Ainsi l'amour est quelque chose qui
arrive à l'homme, quelque chose de passif, dont il ne dispose pas [il
ne peut le produire], car ce quelque chose se situe au-delà de
l'existence humaine [captive] dans la désunion. « Aimer » veut dire
laisser transformer son existence entière par Dieu, se laisser introduire
dans le monde tel que Dieu le veut. L'amour n'est donc pas un choix de
l'homme, mais l'élection de l'homme par Dieu.
Comment peut-on dès lors parler de l'amour en tant qu'acte de l'homme,
de l'amour de l'homme envers Dieu et son prochain, comme le Nouveau
Testament le fait en toute clarté? Qu'importe le fait que l'homme puisse
et doive aimer, à côté du fait que Dieu est amour? « Nous aimons, parce
qu'Il nous a aimés le premier. » (
1 Jean 4.19
) Cela signifie que notre amour pour Dieu repose uniquement sur Son
amour pour nous ou, pour l'exprimer autrement, que notre amour ne peut
être que l'acceptation de celui de Dieu en Jésus-Christ. « Si un homme
aime Dieu, il est connu de lui. » (
1 Corinthiens 8.3
) En langage biblique, connu veut dire « élu, engendré ». Aimer Dieu
signifie accepter notre élection, notre [nouvelle] naissance en Christ.
[Mais] penser que si l'amour divin précède l'amour humain, pour faire
naître ce dernier comme action libre, propre à l'homme et autonome,
ce serait mal comprendre la relation entre l'amour de Dieu et celui
des hommes. La déclaration que Dieu est amour vaut pour tout ce que
nous pouvons dire sur l'amour des hommes. Si l'homme aime Dieu et son
prochain de l'amour de Dieu et d'aucun autre, parce qu'il n'y en a pas
d'autre , il n'y a pas d'amour autonome. En cela, l'amour humain reste
purement passif. Aimer Dieu n'est qu'un autre aspect de l'amour dont
Dieu nous aime. Être aimé de Dieu implique aimer Dieu; les deux
phénomènes n'existent pas l'un à côté de l'autre, mais l'un par
l'autre.
Pour bien comprendre ce qui précède, il nous faut préciser [ce que
veut dire] la notion de passivité dans ce contexte. Comme chaque
fois qu'il est question de la passivité de l'homme en théologie,
il s'agit ici d'une notion relative à l'existence de l'homme devant
Dieu, et non pas d'une notion d'ordre psychologique. Être passif en
présence de l'amour divin ne signifie pas se délasser, en excluant
toute pensée, toute parole et tout acte, dans un amour divin qui ne
nous appartiendrait que dans le recueillement. Cet amour n'est pas
seulement un refuge dans le danger. Être aimé de Dieu ne nous interdit
nullement d'avoir des pensées intenses et d'accomplir des actes
joyeux. C'est dans notre être total, pensée et action, que nous
sommes aimés par Dieu et réconciliés avec Lui par Christ et c'est
de tout notre être, esprit et corps, que nous aimons Dieu et nos frères.