LE PHARISIEN

Dietrich Bonhoeffer

C'est dans la rencontre de Jésus avec le Pharisien que l'ancienne et la nouvelle situations du chrétien ressortent le mieux. Il est très important de bien interpréter cette rencontre si l'on veut bien comprendre l'évangile. Le Pharisien n'est pas un phénomène propre à une époque ou à certaines circonstances. Non; il représente l'homme qui, durant toute sa vie, s'est constamment préoccupé de la connaissance du bien et du mal, l'homme de la division tout simplement. Toute caricature du Pharisien enlève son sérieux et sa signification à la discussion que Jésus tient avec eux. Le Pharisien est cet homme hautement admirable (et admiré) dont toute la vie dépend de la connaissance du bien et du mal; c'est aussi un juge aussi sévère pour lui-même que pour son prochain; il agit ainsi pour la gloire de Dieu auquel il rend humblement grâce de cette connaissance. Pour cet homme, chaque instant de la vie devient une situation de conflit qui l'oblige à choisir entre le bien et le mal. Pour ne pas pécher, il s'efforce jour et nuit par la pensée d'examiner d'avance chaque conflit possible, de prévoir sa décision et de faire ses propres choix. Pour y arriver, il faut qu'il observe, qu'il repousse et qu'il distingue d'innombrables aspects de la vie. Plus les distinctions sont subtiles, plus il peut prendre de bonnes décisions. Tous les aspects de la vie sont examinés. Toute sa vie se passe ainsi à faire ces distinctions. L'impossible ne lui est pas demandé face aux situations particulières et difficiles; il peut faire preuve de douceur et d'indulgence dans sa connaissance du bien et du mal; en fait, ces qualités doivent en découler. Il n'est pas présomptueux, téméraire ou prétentieux. Il est parfaitement conscient de ses propres manquements et de son devoir d'humilité et de gratitude envers Dieu. Mais il y a cependant des différences chez lui qui ne peuvent être ignorées lorsqu'on les compare avec l'amour de Dieu; ainsi celle qui existe entre le pécheur (volontaire) et celui qui s'efforce de faire le bien, entre celui qui enfreint la loi comme un criminel et celui qui y est obligé par nécessité. Celui qui estime mal ces différences, qui ne considère pas tous les aspects de chacun des innombrables cas de conscience, manque à son devoir de connaître le bien et le mal. Ces hommes au regard incorruptible, objectif et méfiant, ne peuvent en présence d'autrui que l'évaluer selon ses décisions dans les conflits de la vie. Ainsi ils doivent ils ne peuvent faire autrement tenter d'introduire Jésus Lui-même dans leurs conflits et leurs décisions pour le mettre à l'épreuve. C'est là leur façon de tenter Jésus. Qu'on lise le chapitre 22 de l'Évangile selon Matthieu avec la question du denier, celle de la résurrection des morts, celle du plus grand commandement, enfin la parabole du bon samaritain ( Luc 10.25-37 ) et les entretiens sur la sanctification du sabbat ( Matthieu 12.10-14 ) pour en avoir une démonstration impressionnante. Ce qui est décisif dans toutes ces discussions, c'est que Jésus ne se laisse impliquer dans aucun de ces cas de conscience. Pour chaque réponse, il se place simplement sur un autre terrain. Quand il s'agit de malice préméditée, il répond en esquivant de façon adroite le piège tendu... De même que les Pharisiens ne peuvent que mettre Jésus devant des situations de conflit, Jésus ne peut que refuser de se laisser impliquer dans ces situations. De même que la question et la ruse des Pharisiens viennent du déchirement créé en eux par la connaissance du bien et du mal, la réponse de Jésus vient de Son unité avec Dieu, de Sa victoire sur le mal, de la réconciliation qu'il opère entre Dieu et l'homme. Les Pharisiens et Jésus parlent sur des plans totalement différents. C'est pourquoi leur dialogue reste si curieusement un dialogue de sourds, c'est pourquoi les réponses de Jésus paraissent plutôt comme des attaques personnelles contre les Pharisiens, ce qu'elles sont d'ailleurs.

Ces discussions entre Jésus et les Pharisiens ne sont que la répétition de la première tentation de Jésus ( Matthieu 4.1-11 ) où le diable essaie de Le placer en désaccord avec la parole de Dieu, tentation que surmonte Jésus par Son unité réelle avec cette parole. Le prélude à cette tentation est à son tour la question par laquelle le serpent a fait tomber Adam et Ève au paradis : « Dieu a-t-Il vraiment dit?... » Voilà la question qui contient toute la division, contre laquelle l'homme est impuissant, car c'est elle qui façonne son être; cette question à laquelle il n'est pas de réponse, et qui ne peut être surmontée qu'au delà de la division. Toutes ces tentations enfin se répètent dans les questions que nous non plus ne cessons de poser à Jésus, en invoquant Sa décision dans nos cas de conscience; ces questions par lesquelles nous introduisons le Christ dans nos problèmes, nos conflits et nos divisions pour exiger de Lui la solution. Déjà dans le Nouveau Testament, Jésus ne répond à aucune des questions que lui posent les hommes, refusant d'entrer dans l'alternative qu'implique chacune d'elles. Toutes ses réponses aux questions de ses amis comme de ses ennemis laissent derrière elles ces alternatives, de façon humiliante. Jésus refuse d'arbitrer nos conflits, de Se laisser entraîner dans les alternatives humaines : « Qui m'a établi pour être votre juge ou pour faire vos partages? » ( Luc 12.14 )

Souvent le Christ ne semble pas comprendre ce que les hommes lui demandent; il semble parler d'autre chose, être à côté de la question, tout en S'adressant pleinement à celui qui la pose. Ses paroles procèdent d'une entière liberté, qui n'est pas soumise à la loi des alternatives logiques. Cette liberté avec laquelle Jésus laisse au-dessous de Lui toutes les lois doit paraître aux Pharisiens destructrice de tout ordre, de toute piété, de toute foi. Pour le Pharisien, le Christ est un nihiliste, un homme qui ne connaît et respecte que Sa propre loi, qui ne parle que de Lui; un blasphémateur parce qu'Il renverse toutes les distinctions que les Pharisiens élaborent si consciencieusement, parce qu'Il permet à Ses disciples de glaner pendant le sabbat, sans qu'ils soient menacés de mourir de faim, parce qu'Il guérit le jour du repos une malade qui souffre depuis dix-huit ans et qui aurait certes pu attendre un jour de plus (car dans le système du Pharisien une place est laissée à la vraie nécessité), parce qu'Il évite toutes les questions qui voudraient le lier définitivement. D'autre part, personne ne peut observer chez Jésus l'insécurité et l'anxiété de celui qui agit arbitrairement; Sa liberté donne au contraire à Lui-même et aux siens une assurance et un rayonnement curieux, quelque chose d'indiscutable, de convaincant et de victorieux dans leur manière d'agir; la liberté de Jésus n'est pas le choix arbitraire d'une possibilité parmi tant d'autres, mais elle consiste précisément dans la simplicité totale de Son action, pour laquelle il n'y a jamais ni conflit ni alternative, mais toujours une seule possibilité. C'est cette possibilité unique que le Christ appelle la volonté de Dieu. Faire la volonté de Dieu est Sa nourriture et Sa vie. Il vit et agit non pas selon la connaissance du bien et du mal, mais selon la volonté de Dieu. Or, il n'y a qu'une volonté de Dieu. En elle l'origine est retrouvée, en elle sont fondées la liberté et la simplicité de toute action.

En interprétant quelques paroles de Jésus, nous allons prendre conscience de la situation nouvelle suscitée par Sa venue.

« Ne jugez point, afin de n'être point jugés » ( Matthieu 7.1 ). Cette parole n'est pas une exhortation à la prudence et à l'indulgence dans le jugement du prochain que les Pharisiens eux aussi connaissaient, mais elle vient frapper au centre vital de l'homme connaissant le bien et le mal. C'est la parole de celui qui est un avec Dieu, qui est venu non point pour juger, mais pour sauver ( Jean 3.17 ). Pour l'homme de la division [étranger à Dieu], le bien consiste dans le jugement dont la norme suprême est l'homme lui-même. Dans la connaissance du bien et du mal, l'homme est essentiellement juge. Comme tel, il est semblable à Dieu, à la différence près que chaque jugement qu'il prononce le frappe lui-même. En s'attaquant à l'homme-juge, le Christ exige la conversion de l'être tout entier, il montre le péché et l'impiété de celui qui réalise de son mieux ce qu'il considère être le bien. Jésus demande de surmonter la connaissance du bien et du mal, il réclame l'unité avec Dieu. Le jugement du prochain suppose toujours la division d'avec lui; il empêche l'action. Au contraire, ce que Jésus appelle le bien consiste entièrement en action, non en jugement. Juger son semblable signifie toujours un arrêt dans l'action personnelle. Celui qui juge ne parvient jamais à l'action; c'est-à-dire que même ce qu'il appelle son action fût-elle largement suffisante n'est que jugement, blâme, accusation et condamnation de l'autre. L'action du Pharisien est bien jugement du prochain en ce qu'elle est une tentative de siéger en public, même sans autre témoin que lui-même; elle veut être appréciée et reconnue bonne ne serait-ce qu'à travers ses propres yeux. « Ils font toutes leurs actions pour être remarqués des hommes » ( Matthieu 23.5 ). L'oeuvre du Pharisien n'est qu'une certaine manière d'exprimer sa connaissance du bien et du mal, et donc sa division d'avec lui-même et ses semblables. Elle constitue ainsi l'obstacle le plus grave à l'action authentique, qui procède de l'unité retrouvée de l'homme avec lui-même et avec son prochain. Si l'action du Pharisien, c'est-à-dire de l'homme qui réalise à l'extrême la connaissance du bien et du mal, est fictive et hypocrite, ce n'est pas par malveillance préméditée, mais bien parce qu'elle est basée sur l'existence divisée.

C'est pourquoi une profonde contradiction éclate entre les paroles et les actes du Pharisien. « Ils disent et ne font pas » ( Matthieu 23.3 ). Ce n'est pas que les Pharisiens restent inactifs, comme s'ils étaient paresseux en bonnes oeuvres. C'est plutôt le contraire. Mais leurs actes ne sont pas authentiques; car l'action qui devrait surmonter la division de l'homme en ce qui est bien et ce qui est mal, n'atteint pas son but; elle ne parvient qu'à aggraver encore cette division. Ainsi les bonnes oeuvres du Pharisien, qui devraient effacer le déchirement intérieur et la division d'avec les hommes, n'aboutissent qu'à une persistance dans la séparation d'avec l'origine et à un divorce plus profond que jamais. S'il est vrai que la même division de l'homme qui juge son prochain trouve des explications psychologiques, que l'homme sérieux par exemple se libère de son agressivité sur la critique des frivoles qu'il envie secrètement, et que l'homme ne condamne jamais son prochain plus sévèrement qu'en observant chez lui ses propres faiblesses, s'il est vrai que l'esprit de jugement fleurit avec la plus grande virulence sur un terrain de tromperie secrète, d'indignation désespérée et de relâchement résigné en face de notre faiblesse personnelle que tout cela ne nous fasse pas méconnaître la vraie cause du comportement humain : l'esprit de jugement n'a pas sa source dans les vices et les méchancetés du coeur, aussi révolté soit-il, mais c'est l'esprit de jugement qui est à l'origine de tous ces phénomènes psychologiques. Ce n'est donc pas parce que l'esprit de jugement procède de si sombres motifs qu'il est condamnable comme pensait Nietzsche , mais il est méchant et porte de si mauvais fruits dans le coeur humain parce qu'il est le signe de la chute. Il est d'ailleurs indéniable qu'on peut trouver des motifs extrêmement nobles qui, d'un point de vue psychologique, déterminent le jugement. Mais cela ne change rien à la situation. L'esprit de jugement ne procède pas de la méchanceté et du vice particuliers à l'homme divisé, mais il est son essence, qui se révèle dans ses actes et ses sentiments. Il est vrai qu'on ne discerne le Pharisien qu'à partir de l'unité retrouvée, c'est-à-dire à partir de Jésus-Christ. Le Pharisien lui-même ne peut se reconnaître dans ses vertus et ses vices, mais dans son essence, dans son divorce d'avec l'origine. La transformation de l'existence entière du Pharisien [la repentance] ne peut provenir que d'une victoire sur la connaissance du bien et du mal; Jésus seul peut renverser l'autorité du Pharisien basée sur cette connaissance. Dans la bouche du Christ, la parole « ne jugez pas » est l'appel adressé à l'homme divisé par Celui qui est la réconciliation.

Parce qu'il y a une fausse action de l'homme qui est elle-même un jugement, il y a aussi voilà qui est étonnant un jugement qui est une action vraie, qui est un jugement provenant de l'unité consommée avec l'origine, avec Jésus-Christ. Il y a un « savoir » qui résulte de la connaissance de Jésus-Christ en tant que réconciliateur. « Mais l'homme spirituel juge tout, et il n'est lui-même jugé par personne » ( 1 Corinthiens 2.15 ) et « Pour vous, vous avez reçu l'onction de la part de celui qui est saint, et vous avez tous de la connaissance » ( 1 Jean 2.20 ). Ce jugement et cette connaissance procèdent de l'unité, non de la division. C'est pour cela qu'ils ne suscitent pas une division plus profonde, mais bien la réconciliation. De même que le jugement de Christ consistait en ce qu'Il ne venait pas pour juger, mais pour sauver « Or voici quel est ce jugement : la lumière est venue dans le monde » ( Jean 3.19; cf. versets 17 et 18) , ainsi ceux qui sont réconciliés en Christ avec Dieu et les hommes jugeront tout en ne jugeant pas, et connaîtront tout en ignorant le bien et le mal. Leur jugement consistera à aider fraternellement, à redresser, à conduire dans le bon chemin, à avertir et à consoler ( Galates 6; Matthieu 18.15 ), et s'il le faut, à exclure momentanément de la communauté, mais de manière que « l'esprit soit sauvé au jour du Seigneur Jésus » ( 1 Corinthiens 5.5 ). Ce sera un jugement par absence de jugement, un jugement comme acte de la réconciliation. L'homme saura tout, non plus en connaissant le bien et le mal, mais en connaissant Christ, origine et réconciliation. Dans cette connaissance, il discerne et reconnaît l'élection par laquelle Dieu le distingue; il n'est plus l'être divisé qui choisit entre le bien et le mal, mais il est l'élu qui ne peut plus choisir, car son choix est fait : il est l'élu par l'acte libre et un de la volonté de Dieu. Par une connaissance nouvelle, il a surmonté celle du bien et du mal. En connaissant Dieu, l'homme cesse d'être celui qui lui est devenu semblable [ Genèse 3.22 ], pour devenir le porteur de son image. Il ne connaît plus qu'une chose, « Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié » ( 1 Corinthiens 2.2 ), et en Lui, il connaît tout. Dans la mesure où l'homme ignore le bien et le mal, il ne connaît rien d'autre que Dieu, et toute chose en Dieu. Celui qui connaît Dieu dans Sa révélation en Jésus-Christ, Dieu crucifié et ressuscité, connaît tout ce qu'il y a dans le ciel, sur la terre et sous la terre. Il sait que Dieu abolit toute division, tout jugement et toute condamnation, qu'Il aime et qu'Il est vivant. La connaissance des Pharisiens était morte et stérile, celle de Jésus et des siens est vivante et féconde; la connaissance des Pharisiens était destructrice, la nouvelle connaissance est rédemptrice et réconciliatrice; la connaissance des Pharisiens était anéantissement de toute action authentique, celle de Jésus et des siens n'est qu'action.

« Quand tu donnes l'aumône, que ta main gauche ne sache pas ce que fait ta main droite, afin que ton aumône se fasse en secret » ( Matthieu 6.3 et suivants). Le Pharisien lui aussi savait qu'il ne doit pas se vanter de son aumône, mais bien plutôt en rendre grâce à Dieu. Si Jésus n'avait voulu dire que cela, Sa parole aurait été superflue. Or, il n'a pas voulu exprimer cette pensée, mais quelque chose de tout à fait contraire. Le Pharisien qui rendait grâce à Dieu de ses bonnes oeuvres ( Luc 18.9-14 ) était encore celui qui vivait dans la connaissance du bien et du mal, qui se jugeait lui-même, pour ensuite remercier Dieu de pouvoir le faire. Par Sa parole, Jésus ne vise pas la vantardise et la suffisance de celui qui a fait le bien, mais Il frappe une fois de plus au centre vital de l'homme qui vit dans sa division. Il interdit à celui qui fait le bien d'en être conscient. La nouvelle connaissance de la réconciliation accomplie en Jésus, de l'abolition du divorce [avec Dieu], anéantit la connaissance du bien que l'on a fait. La connaissance de Jésus s'absorbe entièrement dans l'action, sans se préoccuper de soi-même. Le bien qu'il pratique reste désormais caché à l'homme. Non seulement il ne doit plus être juge du bien qu'il fait, mais il ne doit plus désirer le connaître; ou plutôt il ne doit plus le savoir, il ne le sait plus. Son action est devenue si indiscutable, il est tellement absorbé et comblé par elle, elle a cessé à tel point d'être une possibilité parmi d'autres pour être désormais l'unique chose importante, qui est la volonté de Dieu, que la connaissance ne peut plus intervenir pour entraver l'action; il est devenu littéralement impossible de perdre encore du temps, de renoncer à agir, de mettre en question les oeuvres ou de porter un jugement sur elles. Le jugement demeure caché, non seulement devant les autres hommes, mais aussi devant le tribunal de la connaissance de soi. Il est évident que, connaissant Jésus, l'homme ne peut qu'ignorer ses bonnes oeuvres; connaissant au contraire ces dernières, il ne peut qu'ignorer Jésus. L'homme ne peut vivre à la fois dans la réconciliation et la division, dans la liberté et sous la loi, dans la simplicité et le déchirement. Il n'y a pas ici de transition ou de degré, mais seulement l'un ou l'autre. Puisque l'homme est incapable par lui-même d'abolir et de surmonter la connaissance du bien qu'il fait à moins de se tromper lui-même et de confondre le refoulement systématique de cette connaissance avec son abolition , la parole de Jésus sur la main droite qui doit ignorer ce que fait la gauche et par conséquent sur le secret où doivent rester les bonnes oeuvres constitue l'appel [à sortir] hors de la division, hors de la chute, hors de la connaissance du bien et du mal, [pour participer] à la réconciliation, à l'unité, à l'origine, à la vie nouvelle qui n'est qu'en Christ. Elle est l'appel libérateur à la simplicité, à la conversion, elle est l'appel qui supprime l'ancienne connaissance de la chute et donne la nouvelle connaissance de Jésus, cette connaissance qui s'absorbe dans l'accomplissement de la volonté de Dieu. Les apôtres n'exhortent jamais à la libéralité sans ajouter un appel à la « simplicité » ( Romains 12.8; 2 Corinthiens 8.2; 9.11, 13, etc ). Ces passages nous montrent à quel point cette parole de Jésus a marqué Sa communauté. Il est impossible de ne pas voir ici un rappel du sermon sur la montagne. Dieu Lui-même donne « simplement » ( Jacques 1.5 ) à celui qui Le prie « sans pensées divisées ». « L'homme au coeur partagé », l'inverse de l'homme simple, ne peut s'attendre à recevoir quelque chose de Dieu ( Jacques 1.7 ). Qui reçoit simplement, donne simplement.

Ce que nous venons de dire trouve son complément et sa conclusion dans la parabole du jugement dernier ( Matthieu 25.31 et suivants). Quand Jésus rendra justice, les Siens ne sauront pas qu'ils Lui ont donné à manger et à boire, qu'ils L'ont vêtu et visité. Jésus leur révélera le bien qu'ils ont fait et qu'ils ignoreront. Alors le temps sera venu qui dévoilera les choses cachées et les récompensera, le temps du jugement. Toute connaissance et tout jugement seront le fait de Dieu et de Jésus-Christ; quant à nous, nous serons ceux qui recevront, étonnés de recevoir. Aux yeux du Pharisien, qui croyait pouvoir anticiper et préparer le jugement dernier par un auto-jugement objectif et sérieux, l'annonce que l'homme recevra la récompense de la seule main de Jésus, le juge, devait paraître incompréhensible et condamnable.

Nous nous tromperions lourdement en concevant l'abolition du bien et du mal accomplie en Jésus, et tout ce que nous venons de dire de la liberté et de la simplicité, comme des données psychologiques dont nous constaterions l'existence en nous-mêmes et chez les autres. Il est en effet psychologiquement impossible que la main gauche ignore ce que fait la droite et que l'homme simple n'agisse que d'une seule manière, dans l'ignorance de toutes les autres possibilités. La raison est que toute considération psychologique est soumise à la loi de la division. La psychologie de pourra donc jamais révéler la simplicité et la liberté dont parle Jésus, et l'action qu'il entend; elle découvrira toujours derrière la prétendue simplicité, derrière la liberté et la spontanéité supposées, une dernière réflexion, une ultime servitude, une suprême duplicité. Elle n'atteint pas ce dont il est question dans l'Évangile. Pour elle, l'homme devenu simple et libre dans son obéissance à Jésus-Christ peut avoir un psychisme très compliqué; d'autre part, elle peut concevoir une simplicité psychique qui n'a rien à voir avec la vie réconciliée en Dieu. Si donc la Bible estime qu'il est juste et nécessaire de s'interroger sur la volonté de Dieu et de se sonder soi-même, elle ne contredit pas pour autant le fait que celui qui a surmonté la connaissance du bien et du mal n'a plus le choix entre diverses possibilités, mais qu'il a été élu pour agir simplement, selon l'unique volonté de Dieu, et que celui qui vit en Christ ne peut connaître le bien qu'il pratique.