C'est dans la rencontre de Jésus avec le Pharisien que l'ancienne et
la nouvelle situations du chrétien ressortent le mieux. Il est très
important de bien interpréter cette rencontre si l'on veut bien
comprendre l'évangile. Le Pharisien n'est pas un phénomène propre à
une époque ou à certaines circonstances. Non; il représente l'homme
qui, durant toute sa vie, s'est constamment préoccupé de la
connaissance du bien et du mal, l'homme de la division tout
simplement. Toute caricature du Pharisien enlève son sérieux et sa
signification à la discussion que Jésus tient avec eux. Le Pharisien
est cet homme hautement admirable (et admiré) dont toute la vie dépend
de la connaissance du bien et du mal; c'est aussi un juge aussi sévère
pour lui-même que pour son prochain; il agit ainsi pour la gloire de
Dieu auquel il rend humblement grâce de cette connaissance. Pour cet
homme, chaque instant de la vie devient une situation de conflit qui
l'oblige à choisir entre le bien et le mal. Pour ne pas pécher, il
s'efforce jour et nuit par la pensée d'examiner d'avance chaque
conflit possible, de prévoir sa décision et de faire ses propres
choix. Pour y arriver, il faut qu'il observe, qu'il repousse et qu'il
distingue d'innombrables aspects de la vie. Plus les distinctions sont
subtiles, plus il peut prendre de bonnes décisions. Tous les aspects
de la vie sont examinés. Toute sa vie se passe ainsi à faire ces
distinctions. L'impossible ne lui est pas demandé face aux situations
particulières et difficiles; il peut faire preuve de douceur et
d'indulgence dans sa connaissance du bien et du mal; en fait, ces
qualités doivent en découler. Il n'est pas présomptueux, téméraire ou
prétentieux. Il est parfaitement conscient de ses propres manquements
et de son devoir d'humilité et de gratitude envers Dieu. Mais il y a
cependant des différences chez lui qui ne peuvent être ignorées
lorsqu'on les compare avec l'amour de Dieu; ainsi celle qui existe
entre le pécheur (volontaire) et celui qui s'efforce de faire le bien,
entre celui qui enfreint la loi comme un criminel et celui qui y est
obligé par nécessité. Celui qui estime mal ces différences, qui ne
considère pas tous les aspects de chacun des innombrables cas de
conscience, manque à son devoir de connaître le bien et le mal. Ces
hommes au regard incorruptible, objectif et méfiant, ne peuvent en
présence d'autrui que l'évaluer selon ses décisions dans les conflits
de la vie. Ainsi ils doivent ils ne peuvent faire autrement tenter
d'introduire Jésus Lui-même dans leurs conflits et leurs décisions
pour le mettre à l'épreuve. C'est là leur façon de tenter Jésus. Qu'on
lise le chapitre 22 de l'Évangile selon Matthieu avec la question du
denier, celle de la résurrection des morts, celle du plus grand
commandement, enfin la parabole du bon samaritain (
Luc 10.25-37 ) et
les entretiens sur la sanctification du sabbat (
Matthieu 12.10-14 )
pour en avoir une démonstration impressionnante. Ce qui est décisif
dans toutes ces discussions, c'est que Jésus ne se laisse impliquer
dans aucun de ces cas de conscience. Pour chaque réponse, il se place
simplement sur un autre terrain. Quand il s'agit de malice préméditée,
il répond en esquivant de façon adroite le piège tendu... De même que
les Pharisiens ne peuvent que mettre Jésus devant des situations de
conflit, Jésus ne peut que refuser de se laisser impliquer dans ces
situations. De même que la question et la ruse des Pharisiens viennent
du déchirement créé en eux par la connaissance du bien et du mal, la
réponse de Jésus vient de Son unité avec Dieu, de Sa victoire sur le
mal, de la réconciliation qu'il opère entre Dieu et l'homme. Les
Pharisiens et Jésus parlent sur des plans totalement différents. C'est
pourquoi leur dialogue reste si curieusement un dialogue de sourds,
c'est pourquoi les réponses de Jésus paraissent plutôt comme des
attaques personnelles contre les Pharisiens, ce qu'elles sont
d'ailleurs.
Ces discussions entre Jésus et les Pharisiens ne sont que la
répétition de la première tentation de Jésus (
Matthieu 4.1-11 ) où le
diable essaie de Le placer en désaccord avec la parole de Dieu,
tentation que surmonte Jésus par Son unité réelle avec cette parole.
Le prélude à cette tentation est à son tour la question par laquelle
le serpent a fait tomber Adam et Ève au paradis : « Dieu a-t-Il
vraiment dit?... » Voilà la question qui contient toute la division,
contre laquelle l'homme est impuissant, car c'est elle qui façonne son
être; cette question à laquelle il n'est pas de réponse, et qui ne
peut être surmontée qu'au delà de la division. Toutes ces tentations
enfin se répètent dans les questions que nous non plus ne cessons de
poser à Jésus, en invoquant Sa décision dans nos cas de conscience;
ces questions par lesquelles nous introduisons le Christ dans nos
problèmes, nos conflits et nos divisions pour exiger de Lui la
solution. Déjà dans le Nouveau Testament, Jésus ne répond à aucune des
questions que lui posent les hommes, refusant d'entrer dans
l'alternative qu'implique chacune d'elles. Toutes ses réponses aux
questions de ses amis comme de ses ennemis laissent derrière elles ces
alternatives, de façon humiliante. Jésus refuse d'arbitrer nos
conflits, de Se laisser entraîner dans les alternatives humaines : «
Qui m'a établi pour être votre juge ou pour faire vos partages? » (
Luc 12.14 )
Souvent le Christ ne semble pas comprendre ce que les hommes lui
demandent; il semble parler d'autre chose, être à côté de la question,
tout en S'adressant pleinement à celui qui la pose. Ses paroles
procèdent d'une entière liberté, qui n'est pas soumise à la loi des
alternatives logiques. Cette liberté avec laquelle Jésus laisse
au-dessous de Lui toutes les lois doit paraître aux Pharisiens
destructrice de tout ordre, de toute piété, de toute foi. Pour le
Pharisien, le Christ est un nihiliste, un homme qui ne connaît et
respecte que Sa propre loi, qui ne parle que de Lui; un blasphémateur
parce qu'Il renverse toutes les distinctions que les Pharisiens
élaborent si consciencieusement, parce qu'Il permet à Ses disciples de
glaner pendant le sabbat, sans qu'ils soient menacés de mourir de
faim, parce qu'Il guérit le jour du repos une malade qui souffre
depuis dix-huit ans et qui aurait certes pu attendre un jour de plus
(car dans le système du Pharisien une place est laissée à la vraie
nécessité), parce qu'Il évite toutes les questions qui voudraient le
lier définitivement. D'autre part, personne ne peut observer chez
Jésus l'insécurité et l'anxiété de celui qui agit arbitrairement; Sa
liberté donne au contraire à Lui-même et aux siens une assurance et un
rayonnement curieux, quelque chose d'indiscutable, de convaincant et
de victorieux dans leur manière d'agir; la liberté de Jésus n'est pas
le choix arbitraire d'une possibilité parmi tant d'autres, mais elle
consiste précisément dans la simplicité totale de Son action, pour
laquelle il n'y a jamais ni conflit ni alternative, mais toujours une
seule possibilité. C'est cette possibilité unique que le Christ
appelle la volonté de Dieu. Faire la volonté de Dieu est Sa nourriture
et Sa vie. Il vit et agit non pas selon la connaissance du bien et du
mal, mais selon la volonté de Dieu. Or, il n'y a qu'une volonté de
Dieu. En elle l'origine est retrouvée, en elle sont fondées la liberté
et la simplicité de toute action.
En interprétant quelques paroles de Jésus, nous allons prendre
conscience de la situation nouvelle suscitée par Sa venue.
« Ne jugez point, afin de n'être point jugés » (
Matthieu 7.1 ). Cette
parole n'est pas une exhortation à la prudence et à l'indulgence dans
le jugement du prochain que les Pharisiens eux aussi connaissaient,
mais elle vient frapper au centre vital de l'homme connaissant le bien
et le mal. C'est la parole de celui qui est un avec Dieu, qui est venu
non point pour juger, mais pour sauver (
Jean 3.17
). Pour l'homme de la
division [étranger à Dieu], le bien consiste dans le jugement dont la
norme suprême est l'homme lui-même. Dans la connaissance du bien et du
mal, l'homme est essentiellement juge. Comme tel, il est semblable à
Dieu, à la différence près que chaque jugement qu'il prononce le
frappe lui-même. En s'attaquant à l'homme-juge, le Christ exige la
conversion de l'être tout entier, il montre le péché et l'impiété de
celui qui réalise de son mieux ce qu'il considère être le bien. Jésus
demande de surmonter la connaissance du bien et du mal, il réclame
l'unité avec Dieu. Le jugement du prochain suppose toujours la
division d'avec lui; il empêche l'action. Au contraire, ce que Jésus
appelle le bien consiste entièrement en action, non en jugement. Juger
son semblable signifie toujours un arrêt dans l'action personnelle.
Celui qui juge ne parvient jamais à l'action; c'est-à-dire que même ce
qu'il appelle son action fût-elle largement suffisante n'est que
jugement, blâme, accusation et condamnation de l'autre. L'action du
Pharisien est bien jugement du prochain en ce qu'elle est une
tentative de siéger en public, même sans autre témoin que lui-même;
elle veut être appréciée et reconnue bonne ne serait-ce qu'à travers
ses propres yeux. « Ils font toutes leurs actions pour être remarqués
des hommes » (
Matthieu 23.5
). L'oeuvre du Pharisien n'est qu'une
certaine manière d'exprimer sa connaissance du bien et du mal, et donc
sa division d'avec lui-même et ses semblables. Elle constitue ainsi
l'obstacle le plus grave à l'action authentique, qui procède de
l'unité retrouvée de l'homme avec lui-même et avec son prochain. Si
l'action du Pharisien, c'est-à-dire de l'homme qui réalise à l'extrême
la connaissance du bien et du mal, est fictive et hypocrite, ce n'est
pas par malveillance préméditée, mais bien parce qu'elle est basée sur
l'existence divisée.
C'est pourquoi une profonde contradiction éclate entre les paroles et
les actes du Pharisien. « Ils disent et ne font pas » (
Matthieu 23.3 ).
Ce n'est pas que les Pharisiens restent inactifs, comme s'ils étaient
paresseux en bonnes oeuvres. C'est plutôt le contraire. Mais leurs
actes ne sont pas authentiques; car l'action qui devrait surmonter la
division de l'homme en ce qui est bien et ce qui est mal, n'atteint
pas son but; elle ne parvient qu'à aggraver encore cette division.
Ainsi les bonnes oeuvres du Pharisien, qui devraient effacer le
déchirement intérieur et la division d'avec les hommes, n'aboutissent
qu'à une persistance dans la séparation d'avec l'origine et à un
divorce plus profond que jamais. S'il est vrai que la même division de
l'homme qui juge son prochain trouve des explications psychologiques,
que l'homme sérieux par exemple se libère de son agressivité sur la
critique des frivoles qu'il envie secrètement, et que l'homme ne
condamne jamais son prochain plus sévèrement qu'en observant chez lui
ses propres faiblesses, s'il est vrai que l'esprit de jugement fleurit
avec la plus grande virulence sur un terrain de tromperie secrète,
d'indignation désespérée et de relâchement résigné en face de notre
faiblesse personnelle que tout cela ne nous fasse pas méconnaître la
vraie cause du comportement humain : l'esprit de jugement n'a pas sa
source dans les vices et les méchancetés du coeur, aussi révolté
soit-il, mais c'est l'esprit de jugement qui est à l'origine de tous
ces phénomènes psychologiques. Ce n'est donc pas parce que l'esprit de
jugement procède de si sombres motifs qu'il est condamnable comme
pensait Nietzsche , mais il est méchant et porte de si mauvais fruits
dans le coeur humain parce qu'il est le signe de la chute. Il est
d'ailleurs indéniable qu'on peut trouver des motifs extrêmement nobles
qui, d'un point de vue psychologique, déterminent le jugement. Mais
cela ne change rien à la situation. L'esprit de jugement ne procède
pas de la méchanceté et du vice particuliers à l'homme divisé, mais il
est son essence, qui se révèle dans ses actes et ses sentiments. Il
est vrai qu'on ne discerne le Pharisien qu'à partir de l'unité
retrouvée, c'est-à-dire à partir de Jésus-Christ. Le Pharisien
lui-même ne peut se reconnaître dans ses vertus et ses vices, mais
dans son essence, dans son divorce d'avec l'origine. La transformation
de l'existence entière du Pharisien [la repentance] ne peut provenir
que d'une victoire sur la connaissance du bien et du mal; Jésus seul
peut renverser l'autorité du Pharisien basée sur cette connaissance.
Dans la bouche du Christ, la parole « ne jugez pas » est l'appel
adressé à l'homme divisé par Celui qui est la réconciliation.
Parce qu'il y a une fausse action de l'homme qui est elle-même un
jugement, il y a aussi voilà qui est étonnant un jugement qui est une
action vraie, qui est un jugement provenant de l'unité consommée avec
l'origine, avec Jésus-Christ. Il y a un « savoir » qui résulte de la
connaissance de Jésus-Christ en tant que réconciliateur. « Mais
l'homme spirituel juge tout, et il n'est lui-même jugé par personne » (
1 Corinthiens 2.15
) et « Pour vous, vous avez reçu l'onction de la
part de celui qui est saint, et vous avez tous de la connaissance » (
1 Jean 2.20
). Ce jugement et cette connaissance procèdent de l'unité,
non de la division. C'est pour cela qu'ils ne suscitent pas une
division plus profonde, mais bien la réconciliation. De même que le
jugement de Christ consistait en ce qu'Il ne venait pas pour juger,
mais pour sauver « Or voici quel est ce jugement : la lumière est
venue dans le monde » (
Jean 3.19;
cf. versets 17 et 18) , ainsi ceux
qui sont réconciliés en Christ avec Dieu et les hommes jugeront tout
en ne jugeant pas, et connaîtront tout en ignorant le bien et le mal.
Leur jugement consistera à aider fraternellement, à redresser, à
conduire dans le bon chemin, à avertir et à consoler (
Galates 6;
Matthieu 18.15
), et s'il le faut, à exclure momentanément de la
communauté, mais de manière que « l'esprit soit sauvé au jour du
Seigneur Jésus » (
1 Corinthiens 5.5
). Ce sera un jugement par absence
de jugement, un jugement comme acte de la réconciliation. L'homme
saura tout, non plus en connaissant le bien et le mal, mais en
connaissant Christ, origine et réconciliation. Dans cette
connaissance, il discerne et reconnaît l'élection par laquelle Dieu le
distingue; il n'est plus l'être divisé qui choisit entre le bien et le
mal, mais il est l'élu qui ne peut plus choisir, car son choix est
fait : il est l'élu par l'acte libre et un de la volonté de Dieu. Par
une connaissance nouvelle, il a surmonté celle du bien et du mal. En
connaissant Dieu, l'homme cesse d'être celui qui lui est devenu
semblable [
Genèse 3.22
], pour devenir le porteur de son image. Il ne
connaît plus qu'une chose, « Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié » (
1 Corinthiens 2.2
), et en Lui, il connaît tout. Dans la mesure où
l'homme ignore le bien et le mal, il ne connaît rien d'autre que Dieu,
et toute chose en Dieu. Celui qui connaît Dieu dans Sa révélation en
Jésus-Christ, Dieu crucifié et ressuscité, connaît tout ce qu'il y a
dans le ciel, sur la terre et sous la terre. Il sait que Dieu abolit
toute division, tout jugement et toute condamnation, qu'Il aime et
qu'Il est vivant. La connaissance des Pharisiens était morte et
stérile, celle de Jésus et des siens est vivante et féconde; la
connaissance des Pharisiens était destructrice, la nouvelle
connaissance est rédemptrice et réconciliatrice; la connaissance des
Pharisiens était anéantissement de toute action authentique, celle de
Jésus et des siens n'est qu'action.
« Quand tu donnes l'aumône, que ta main gauche ne sache pas ce que
fait ta main droite, afin que ton aumône se fasse en secret » (
Matthieu 6.3
et suivants). Le Pharisien lui aussi savait qu'il ne
doit pas se vanter de son aumône, mais bien plutôt en rendre grâce à
Dieu. Si Jésus n'avait voulu dire que cela, Sa parole aurait été
superflue. Or, il n'a pas voulu exprimer cette pensée, mais quelque
chose de tout à fait contraire. Le Pharisien qui rendait grâce à Dieu
de ses bonnes oeuvres (
Luc 18.9-14
) était encore celui qui vivait dans
la connaissance du bien et du mal, qui se jugeait lui-même, pour
ensuite remercier Dieu de pouvoir le faire. Par Sa parole, Jésus ne
vise pas la vantardise et la suffisance de celui qui a fait le bien,
mais Il frappe une fois de plus au centre vital de l'homme qui vit
dans sa division. Il interdit à celui qui fait le bien d'en être
conscient. La nouvelle connaissance de la réconciliation accomplie en
Jésus, de l'abolition du divorce [avec Dieu], anéantit la connaissance
du bien que l'on a fait. La connaissance de Jésus s'absorbe
entièrement dans l'action, sans se préoccuper de soi-même. Le bien
qu'il pratique reste désormais caché à l'homme. Non seulement il ne
doit plus être juge du bien qu'il fait, mais il ne doit plus désirer
le connaître; ou plutôt il ne doit plus le savoir, il ne le sait plus.
Son action est devenue si indiscutable, il est tellement absorbé et
comblé par elle, elle a cessé à tel point d'être une possibilité parmi
d'autres pour être désormais l'unique chose importante, qui est la
volonté de Dieu, que la connaissance ne peut plus intervenir pour
entraver l'action; il est devenu littéralement impossible de perdre
encore du temps, de renoncer à agir, de mettre en question les oeuvres
ou de porter un jugement sur elles. Le jugement demeure caché, non
seulement devant les autres hommes, mais aussi devant le tribunal de
la connaissance de soi. Il est évident que, connaissant Jésus, l'homme
ne peut qu'ignorer ses bonnes oeuvres; connaissant au contraire ces
dernières, il ne peut qu'ignorer Jésus. L'homme ne peut vivre à la
fois dans la réconciliation et la division, dans la liberté et sous la
loi, dans la simplicité et le déchirement. Il n'y a pas ici de
transition ou de degré, mais seulement l'un ou l'autre. Puisque
l'homme est incapable par lui-même d'abolir et de surmonter la
connaissance du bien qu'il fait à moins de se tromper lui-même et de
confondre le refoulement systématique de cette connaissance avec son
abolition , la parole de Jésus sur la main droite qui doit ignorer ce
que fait la gauche et par conséquent sur le secret où doivent rester
les bonnes oeuvres constitue l'appel [à sortir] hors de la division,
hors de la chute, hors de la connaissance du bien et du mal, [pour
participer] à la réconciliation, à l'unité, à l'origine, à la vie
nouvelle qui n'est qu'en Christ. Elle est l'appel libérateur à la
simplicité, à la conversion, elle est l'appel qui supprime l'ancienne
connaissance de la chute et donne la nouvelle connaissance de Jésus,
cette connaissance qui s'absorbe dans l'accomplissement de la volonté
de Dieu. Les apôtres n'exhortent jamais à la libéralité sans ajouter
un appel à la « simplicité » (
Romains 12.8;
2 Corinthiens 8.2;
9.11, 13, etc ).
Ces passages nous montrent à quel point cette parole de
Jésus a marqué Sa communauté. Il est impossible de ne pas voir ici un
rappel du sermon sur la montagne. Dieu Lui-même donne « simplement » (
Jacques 1.5
) à celui qui Le prie « sans pensées divisées ». « L'homme
au coeur partagé », l'inverse de l'homme simple, ne peut s'attendre à
recevoir quelque chose de Dieu (
Jacques 1.7
). Qui reçoit simplement, donne simplement.
Ce que nous venons de dire trouve son complément et sa conclusion dans
la parabole du jugement dernier (
Matthieu 25.31
et suivants). Quand
Jésus rendra justice, les Siens ne sauront pas qu'ils Lui ont donné à
manger et à boire, qu'ils L'ont vêtu et visité. Jésus leur révélera le
bien qu'ils ont fait et qu'ils ignoreront. Alors le temps sera venu
qui dévoilera les choses cachées et les récompensera, le temps du
jugement. Toute connaissance et tout jugement seront le fait de Dieu
et de Jésus-Christ; quant à nous, nous serons ceux qui recevront,
étonnés de recevoir. Aux yeux du Pharisien, qui croyait pouvoir
anticiper et préparer le jugement dernier par un auto-jugement
objectif et sérieux, l'annonce que l'homme recevra la récompense de la
seule main de Jésus, le juge, devait paraître incompréhensible et
condamnable.
Nous nous tromperions lourdement en concevant l'abolition du bien et
du mal accomplie en Jésus, et tout ce que nous venons de dire de la
liberté et de la simplicité, comme des données psychologiques dont
nous constaterions l'existence en nous-mêmes et chez les autres. Il
est en effet psychologiquement impossible que la main gauche ignore ce
que fait la droite et que l'homme simple n'agisse que d'une seule
manière, dans l'ignorance de toutes les autres possibilités. La raison
est que toute considération psychologique est soumise à la loi de la
division. La psychologie de pourra donc jamais révéler la simplicité
et la liberté dont parle Jésus, et l'action qu'il entend; elle
découvrira toujours derrière la prétendue simplicité, derrière la
liberté et la spontanéité supposées, une dernière réflexion, une
ultime servitude, une suprême duplicité. Elle n'atteint pas ce dont il
est question dans l'Évangile. Pour elle, l'homme devenu simple et
libre dans son obéissance à Jésus-Christ peut avoir un psychisme très
compliqué; d'autre part, elle peut concevoir une simplicité psychique
qui n'a rien à voir avec la vie réconciliée en Dieu. Si donc la Bible
estime qu'il est juste et nécessaire de s'interroger sur la volonté de
Dieu et de se sonder soi-même, elle ne contredit pas pour autant le
fait que celui qui a surmonté la connaissance du bien et du mal n'a
plus le choix entre diverses possibilités, mais qu'il a été élu pour
agir simplement, selon l'unique volonté de Dieu, et que celui qui vit
en Christ ne peut connaître le bien qu'il pratique.