Les êtres humains intelligents ne tolèrent pas ce qui n'a pas de sens.
Les efforts les plus nobles de l'homme le poussent à chercher le sens
de l'univers qui l'entoure et à y définir son propre rôle. Cette
recherche de signification le pousse vers le progrès. Pendant des
siècles l'homme a sondé et travaillé, assumant avec naïveté que si les
énigmes de la nature étaient résolues, alors l'énigme de l'homme
tourmenté les pieds plantés sur le sol de la terre, les pensées
s'élançant vers les étoiles du ciel serait aussi résolue. Plaçant ses
espoirs dans les nouveaux outils de la recherche scientifique, il
aspire pouvoir un jour réduire les problèmes de l'univers physique à
une seule et élégante équation qui explique tout, qui englobe
tout.
Simultanément avec l'attaque lancée sur le large front de la recherche
physique, une autre recherche moins spectaculaire a été menée dans le
domaine de l'histoire. Avec un discernement peu commun, G. B. Vico
fait remarquer dans sa « Scienza Nuova » que puisque Dieu a créé la
nature, Lui seul détient la clef de ses mystères; mais comme
l'histoire est celle de la création de l'homme, ce dernier se trouve
bien qualifié pour en sonder les secrets. Écrit au début de
dix-huitième siècle, son livre est tombé dans l'oubli pendant
plusieurs générations. Mais alors que des esprits réceptifs devenaient
de plus en plus conscients que ce serait l'histoire plutôt que la
science qui détiendrait la réponse à l'énigme de la destinée humaine,
les savants ont l'un après l'autre raffiné les outils de la recherche
historique scientifique et des progrès ont été réalisés sur toutes les
périodes examinées. Le champ d'étude fut divisé entre les spécialistes
toujours plus nombreux et, comme on pouvait s'y attendre, les données
furent ramassées à profusion. Les découvertes archéologiques ont fait
surgir des cultures et des civilisations jusque là inconnues. Des
langues mortes ont été déchiffrées. Des inscriptions hiéroglyphiques
et cunéiformes ont dévoilé les secrets de l'Égypte et de la
Mésopotamie. Les frontières de la connaissance ont été repoussées et
ce, dans tous les sens, et les savants se sont retrouvés pour la
première fois avec quatre mille ans d'histoire documentée sous les
yeux. Le passé a littéralement repris vie.
Néanmoins, cette montagne de données n'a amené aucun homme plus près
de ce qui lui tenait le plus à coeur, c'est-à-dire la signification de
l'histoire. Où l'histoire nous conduit-elle après tout? Certains
philosophes en réfléchissant sur le large portrait du passé de l'homme
ont pensé pouvoir discerner quelque modèle, quelque tendance
reconnaissable. D'autres avec autant d'emphase ont nié l'évidence
d'une quelconque conception intelligible. Les historicistes ont
argumenté avec conviction que l'homme de par sa position trop engagée
dans le déroulement de l'histoire ne pouvait passer de jugement sur
l'histoire dans sa totalité. L'homme, n'étant pas un simple spectateur
mais étant lui-même impliqué dans l'histoire en tant qu'acteur ne
pouvait pas parler avec objectivité du sens de l'histoire. L'homme
avait besoin de ce que l'historien positiviste lui refusait, un point
de référence situé à l'extérieur de l'histoire qui puisse lui
permettre d'évaluer le passé avec détachement.
Or, c'est exactement ce que nous fournit la révélation chrétienne; un
point avantageux situé au-dessus et au-delà de l'histoire, un siège au
balcon, d'où il peut surveiller le drame historique et y reconnaître
une portion significative du plan divin pour le monde. « Par la foi
nous comprenons, » dit l'auteur de la lettre aux Hébreux. Par la foi,
un point de vue divin est « donné » à l'homme à partir duquel il peut
interpréter la réalité.
Sans aide, la raison a prouvé être incapable de détecter la
signification de l'histoire. Les philosophies de l'histoire ont à
maintes reprises été écartées comme insatisfaisantes. Pour les Grecs,
l'histoire était faite de cycles incessants. Les rationalistes du
dix-huitième siècle ont pour leur part insisté sur l'idée d'un progrès
inévitable, idée qui a gagné en popularité pendant tout le siècle
suivant alors que la science et la technologie donnaient la promesse
d'un âge d'or imminent. Mais l'idée d'un progrès inévitable perdit
beaucoup de sa crédibilité après la folie de deux guerres mondiales.
L'idée que le monde s'améliorait toujours davantage n'était plus une
conclusion automatique. D'autres philosophes de l'histoire comme
Oswald Spengler ont imaginé les société humaines comme des organismes
biologiques sujets aux lois de la naissance, de la croissance, du
vieillissement et de la mort. Écrivant peu après la tragédie de la
première guerre mondiale, Spengler était plutôt pessimiste concernant
la civilisation occidentale. Elle montrait à ses yeux des signes
indéniables de déclin. Spengler avait beaucoup à dire et était sans
doute correct dans son diagnostic de la civilisation occidentale, mais
il n'avait presque rien à dire à propos de l'objectif de l'histoire et
n'offrait que peu de chose sinon le désespoir.
Accepter le point de vue providentiel de l'histoire ne permet pas
nécessairement à quelqu'un de donner une explication plausible de
chaque tournant majeur des événements comme provenant d'une Providence
morale en charge de toutes choses. Une telle affirmation serait
grandement présomptueuse. L'information pertinente n'est pas
disponible dans la plupart des cas. Les vrais témoins étaient rarement
au courant des implications religieuses. « L'Éternel ne considère pas
ce que l'homme considère; l'homme regarde à ce qui frappe les yeux,
mais l'Éternel regarde au coeur. » (
1 Samuel 16.7 ) Sa proximité par
rapport à un événement ne donne pas toujours à l'observateur un
avantage sur tous les autres qui l'étudient.
Il est évident qu'aucun historien ne peut bénéficier des avantages à
la fois de la proximité et de la perspective. L'histoire est une
explication non des événements courants, mais des faits accomplis. Les
explications données par les témoins oculaires d'un événement
satisfont rarement ceux qui surveillent ce qui se passe à distance. Un
sens de la perspective est un pré-requis nécessaire à l'historien pour
la simple raison qu'un événement n'est compréhensible que dans le
contexte de ce qui a précédé et de ce qui a suivi. Ceci veut dire que
plus nous connaissons les deux aspects d'un événement, plus il est
facile à comprendre. Nous sommes ainsi amenés à la conclusion presque
paradoxale que, pourvu qu'il soit familier avec les liens qui unissent
le passé au présent, plus l'historien se tient loin de l'événement,
plus il sera capable de le comprendre.
Mais aucun événement n'est lié au présent par une seule série de
liens, qu'ils soient politiques, économiques ou religieux. N'importe
quel événement est susceptible d'avoir plus d'une explication qui soit
plausible. De telles explications ressembleraient à ceci : « Du point
de vue artistique... », « Du point de vue de la science militaire...
», et cetera, cet événement peut être compris ainsi, et ce, à la
satisfaction de ceux qui s'intéressent à ce point de vue.
Mais puisque, pour le chrétien, la religion est la préoccupation
ultime de l'homme, les événements devraient pouvoir lui être
compréhensibles d'un point de vue religieux. Toutes les autres
explications peuvent être valides, mais celle-ci est la seule vitale.
Insister sur le fait que puisque l'homme fait partie du cours de
l'histoire, tous les événements doivent être expliqués d'un point de
vue historique, c'est ignorer le fait que l'homme n'est pas seulement
une créature temporelle mais qu'il appartient aussi à l'éternité.
L'homme peut réfléchir sur l'histoire par le pouvoir de la pensée et,
par la grâce de Dieu, l'homme transcende le temps et l'histoire.
Le point de vue chrétien de l'histoire introduit une signification là
où d'autres points de vue ne voient que chaos. Il organise les données
mieux que tout autre. Il ne se préoccupe pas seulement du processus de
l'histoire, mais de son but. Cela fait du sens. C'est la conviction de
l'auteur qu'il n'existe pas de point de vue plus satisfaisant.