La signification biblique de l'histoire

Pr. Siegfried J. Schwantes

EN QUÊTE DE SENS

L'histoire est l'enregistrement des événements passés. Évidemment pas tous. L'histoire ne se préoccupe pas des événements du monde de la nature à moins qu'ils n'affectent ou ne soient affectés par les événements dans le monde des hommes. L'histoire ne s'occupe pas non plus de tous les événements dans lesquels l'homme joue un rôle; elle traite seulement des événements qui ont une signification dans le drame global.

Ceci nous conduit à la prochaine question fondamentale: Que veut-on dire par événement significatif? L'importance d'un événement est obligatoirement reliée au point d'observation, qu'il s'agisse d'une famille, d'un clan, d'une nation ou d'une civilisation entière. On pourrait très bien l'appeler le critère de relation.

Ainsi, par exemple, un tremblement de terre pourrait effacer des milliers de vies et être pourtant peu significatif s'il n'a eu aucun impact sur le futur d'une civilisation. Si, au contraire, le tremblement de terre explique pourquoi la civilisation s'est éteinte ou a souffert d'une éclipse partielle pendant un certain temps, il devient immédiatement significatif pour l'historien. Tel était le cas du tremblement de terre qui détruisit la résidence royale située à Knossos à la fin de la période de Minoane II-B. Il n'y a aucun récit écrit de l'événement mais la destruction matérielle détectée par les archéologues aide à expliquer l'intervalle entre cette période et la civilisation minoane qui a suivi.

Un second critère pourrait être appelé le critère de l'utilité. Un événement est significatif pour l'historien s'il clarifie des événements subséquents qui sont à leur tour significatifs. Ce qui n'explique rien est bientôt jeté comme un débris inutile. Mais un événement qui, par sa nature, communique un sens à plusieurs fragments autrement sans lien, survit dans la mémoire à cause de sa valeur unificatrice. Non seulement il survivra dans la tradition orale mais il trouvera finalement sa place dans les annales de l'histoire écrite.

En dépit de l'opinion populaire, un historien n'a pas pour tâche principale de prendre note des événements passés comme étant des faits accomplis. Il doit d'abord évaluer avant de pouvoir enregistrer. Les événements ne valent pas tous la peine d'être consignés. Même un chroniqueur de monastère médiéval n'enregistrait pas chaque événement se produisant dans la région environnante ou même à l'intérieur des murs du monastère où il vivait. Il devait lui aussi, par manque de temps ou pour quelque autre raison, enregistrer seulement ce qui était significatif. Selon toute probabilité son supérieur l'avait assigné à cette tâche parce qu'il possédait un jugement supérieur à la normale et pouvait donc faire la distinction entre le trivial et le significatif. Il n'enregistrerait pas chaque petite rumeur entendue à l'heure du repas mais choisirait de rapporter le renvoi d'un abbé, les intrigues menant à l'élection de son successeur ou la plaie ravageant la campagne. Même un chroniqueur de second rang aurait suffisamment de bon sens historique pour oublier les mille et une trivialités qui ne contribuent aucunement à l'histoire.

Dans l'épilogue de son Évangile, Jean mentionne qu'il n'a pas lui non plus consigné par écrit tous les événements du court ministère de son Maître. Il était conscient qu'une sélection pragmatique devait être faite. Il devait discerner le motif principal de la vie de Christ pour ensuite choisir à travers l'abondance renversante du matériel, ce qui avait rapport à ce motif. Il note : « Jésus a fait encore beaucoup d'autres choses; si on les écrivait en détail, je ne pense pas que le monde même pût contenir les livres qu'on écrirait. » ( Jean 21.25 )

De même Polybius (205-125 av. J.-C.), lorsqu'il s'est retiré après une vie bien remplie pour écrire l'histoire du monde entre les Seconde et Troisième Guerres Puniques, a choisi comme motif ou thème dominant l'expansion triomphante de Rome dans la Méditerranée, ramassant son matériel de manière à soutenir sa conviction concernant la destinée de Rome. Aussi loin que remontent les écrits historiques, Polybius fut le premier à insister sur le besoin d'un point de vue global pour rendre l'histoire significative. Les histoires fragmentaires n'étaient pas meilleures que des chroniques édifiantes. Les historiens professionnels attestent l'avis de Polybius. Mais afin d'accomplir son objectif efficacement, il lui fallait se rappeler et oublier, évaluer la multitude des faits et enregistrer seulement ceux qui avaient de l'importance.

Il va sans dire que l'interprétation des faits de Polybius était agrémentée par ses suppositions. Personne, pas même un spécialiste de la nature, ne discute d'un sujet sans émettre des suppositions, consciemment ou non. Le scientifique de la nature s'approche de l'objet de son étude avec l'opinion préconçue que la nature est intelligible, que sa régularité peut être exprimée par des lois, que le présent est garant du passé. Mais comme l'étendue de l'investigation scientifique est habituellement limitée, personne ne questionne ces suppositions non démontrables.

Il n'existe pas d'historien réellement objectif. Personne n'étudie les sources sans quelque idée préconçue. Comme tout le monde, l'historien se trouve profondément enfoncé dans le courant de l'histoire et ne peut pas plus échapper aux préjugés de sa génération qu'il peut échapper à l'air qu'il respire. Il observe le passé à travers les lunettes d'une vision philosophique contemporaine. Dans ce sens, l'histoire est un dialogue continuel entre le présent et le passé. Chaque nouvelle génération doit réécrire l'histoire pour la rendre intelligible pour elle-même.

Les points de vue d'Edward Gibbon dans « Le déclin et la chute de l'Empire Romain » peuvent avoir satisfait ses contemporains entourés du même milieu philosophique et théologique. Mais les questions que poserait un historien dans la seconde moitié du vingtième siècle seraient très différentes et les réponses qu'il obtiendrait seraient nécessairement différentes de celles de Gibbon. Il n'y a beaucoup plus de faits connus à propos de Rome aujourd'hui qu'il y en avait au temps de Gibbon. Il n'y a pas non plus de niveau plus grand de précision possible aujourd'hui que dans son temps. Une distorsion des faits est encore possible parmi les historiens pour prouver un point de vue particulier. Mais, admettons-le, cela devient de moins en moins vraisemblable alors que la connaissance des données de base devient accessible à tous. Les faits saillants du passé sont trop bien connus pour être utilisés par un auteur et faire pencher l'évidence en faveur d'une théorie partisane. Mais de telle distorsions n'échappent pas longtemps à la détection.

Pourtant un historien moderne utilisant les mêmes données que Gibbon peut arriver à une conclusion totalement différente. Il pourrait par exemple jeter le blâme de la chute de l'empire romain non sur la religion chrétienne mais sur la détérioration économique de la société romaine. L'ultime conclusion tourne autour de l'interprétation des faits.

Les faits regardant des groupes d'êtres humains sont incomparablement plus complexes que les faits se rapportant à des agglomérations de molécules. L'étudiant de la nature jouit de l'avantage additionnel d'être capable de faire abstraction d'un aspect de la nature pour concentrer ensuite son attention sur quelque détail mineur de cette abstraction. C'est ce qu'à fait Galilée dans son étude des lois des corps en chute libre. Il a restreint son observation au phénomène le plus simple, ne laissant peu ou pas de place à l'ambiguïté afin qu'une question unique et non équivoque puisse recevoir une réponse unique et non équivoque.

Les scientifiques modernes font la même chose, ce qui explique en partie les progrès prodigieux des sciences physiques. Par exemple, le physicien isole la radiation d'une seule longueur d'onde et en fait l'objet de son investigation. Ou il isole des particules de masse connue, leur donne une vélocité connue dans un accélérateur de particules et surveille le résultat de leur collision avec d'autres particules de masse connue. Dans chaque cas, les réponses peuvent être sans ambiguïté parce que les phénomènes le sont aussi.

L'historien ne peut compter sur de tels avantages. Les actions humaines d'importance historique affectant des milliers ou des millions de gens ne sont jamais simples. Considérez l'impossibilité de soumettre des acteurs passés du drame humain à une analyse en profondeur et il devient vite évident que les événements passés peuvent être interprétés différemment par différents historiens. Par exemple, le matin de l'assassinat de Jules César, que pensait de César chacun des sénateurs? N'avait-il pas d'amis dans la chambre aristocrate? Leur paralysie était-elle due à la panique, à l'indifférence ou à de la sympathie pour les conspirateurs? Dans leur amour pour la république, Cassius et Brutus étaient-ils aussi idéalistes qu'ils le prétendaient ou défendaient-ils des intérêts cachés? Ces interrogations et une foule d'autres semblables ne peuvent jamais trouver une réponse sans équivoque. Il n'y a tout simplement pas assez d'informations précises sur tous les enjeux. Les données qui ont survécu se trouvent dans Tite-Live, Suétone, Dio Cassius chacun d'eux toujours plus éloigné des véritables événements, tous reconnaissant dans le meurtre de César un événement capital de l'histoire romaine, mais chacun tamisant les faits disponibles à travers le tissu de ses présuppositions particulières. Les questions suscitées par chacun d'eux reflétaient leurs sympathies individuelles politiques et philosophiques.

Un événement historique brut n'est jamais aussi simple qu'un événement naturel brut. Pire encore, il est possible qu'il ne se reproduise jamais pour nous permettre de l'examiner de plus près, contrairement à un événement naturel. De par sa nature même, l'événement historique est unique et impossible à répéter.

Cette particularité justifie la déclaration que, tandis que la science se préoccupe de l'aspect général, l'histoire considère le particulier et l'unique. L'assassinat de Lincoln ne jette pas beaucoup de lumière sur le meurtre de César sinon peut-être en révélant des mobiles communs derrière les actions humaines. Mais comme les acteurs ne sont jamais les mêmes, les mobiles même s'ils sont semblables ne sont jamais les mêmes non plus. Bien plus, les subtilités multiples de la nature humaine nous empêchent de conclure que des circonstances identiques (en admettant que cela soit possible) conduiraient à des réponses identiques.

Tout ceci nous ramène au point où nous devons admettre que l'histoire n'est jamais une simple compilation de faits se rapportant aux actions humaines. Au mieux, elle serait alors une chronique aride comme le désert. Pour mériter considération, l'histoire doit obligatoirement impliquer des faits et une interprétation. L'homme ne se satisfait pas simplement de savoir que quelque chose est arrivé même s'il sait comment c'est arrivé. Généralement son intérêt principal est de savoir pourquoi c'est arrivé et quelles sont les circonstances qui l'ont rendu vraisemblable ou inévitable. Comme le professeur M. Oakeshott fit une fois la remarque : « Demander un pur récit, c'est demander un pur non-sens. »

En tant qu'interprète, la tâche de l'historien est au moins partiellement définie pour lui. Selon « le principe de la valeur noétique » [scientifique de l'esprit], seuls les événements significatifs survivent normalement dans la mémoire de la race humaine. Conséquemment, seule une petite fraction des événements qui ont transpiré sur la scène humaine sont remémorés et enregistrés. C'est la tâche de l'historien de redécouvrir, si elle n'est pas évidente, la raison pour laquelle les événements qui ont survécu étaient considérés comme significatifs.

De la même façon, la tâche de l'historien contemporain est dans un sens plus difficile puisqu'il ne bénéficie pas du processus de sélection noétique accompagnant le passage du temps. Imaginez Callisthène, le neveu d'Aristote, attaché à l'expédition d'Alexandre le Grand en tant qu'historien officiel. Qu'enregistrerait-il et que rejetterait-il? Une décision était aussi valable et importante qu'une autre. Ce n'est pas tout ce qui arrivait dans la vie de camp qui valait la peine d'être consigné, pas même ce qui arrivait quotidiennement dans la vie d'Alexandre. Tout n'était pas significatif pour Callisthène en tant qu'historien. Des réflexions comme celles-ci l'ont conduit à perdre sa modestie, et rapporte-t-on, à faire la remarque en présence du conquérant que la renommée d'Alexandre ne dépendait pas de ce qu'Alexandre avait fait mais de ce que Callisthène avait écrit.

Dans un sens, Callisthène faisait l'histoire tout autant qu'Alexandre. « L'histoire est le produit des historiens » reste un dicton populaire parmi les membres de la profession. Si à leurs yeux, certains politiciens ou certains généraux ou encore certains événements de gala ne valent pas la peine d'être mentionnés dans leurs récits, les trois vont vraisemblablement tomber dans les limbes de l'oubli historique.

Plutôt que d'affirmer que les historiens font l'histoire, il est peut-être plus exact de dire que l'histoire est un regard sur le passé à travers les yeux d'un historien. Aucun historien n'omettrait le nom d'Alexandre dans son récit. Indépendamment des écrits contemporains, Alexandre a fait suffisamment d'impact sur le monde de son temps pour qu'on s'en rappelle autrement. Une douzaine de villes ont été érigées afin de perpétuer sa mémoire. Après sa carrière aventureuse, la vie au Moyen-Orient ne fut plus jamais la même. Si ce n'avait été Callisthène, quelqu'un d'autre aurait raconté sa vie. Quelqu'un d'autre aurait expliqué pourquoi le cours des événements a tourné aussi dramatiquement dans les siècles qui ont suivi Alexandre.

Certains événements sont si extraordinaires qu'ils ne peuvent tout simplement pas être ignorés. Par exemple, aucun historien étudiant la France du huitième siècle et des siècles subséquents ne peut ignorer Charlemagne. Sa présence dans les documents et sur les monuments s'élève, aussi imposante que les Alpes de Suisse. Mais sans Alcuin le préfet de Charlemagne en matière d'éducation qui a écrit l'histoire de l'éducation en France médiévale, l'histoire de l'éducation montrerait un trou béant.

D'autre part, les professeurs assignés par Alcuin dans différentes écoles sont à peine connus sinon pas du tout. Nous sommes obligés de conclure que leurs noms n'ont presque aucune signification historique. Ils ont vécu leur petite vie mais si l'un ou l'autre n'avait jamais vécu, l'histoire serait à peu près la même.

Pour être significatif, les événements doivent soulever plus qu'une simple anecdote dans la vie de la nation. Ils doivent avoir une profonde influence sur les générations futures. Il n'existe rien qu'on puisse appeler la « démocratie des événements », comme Karl Popper voudrait nous le faire croire. Affirmer que tous les événements ont la même importance significative, c'est nier que la mémoire de la race humaine est elle-même sélective. Dans son livre provocateur « The Meaning of History », Eric Kahler souligne ce point. « J'ose dire que Rome fut plus importante que la Phrygie, Augustin plus important que Donatus de Carthage, Luther plus important que Karlstadt. Le prééminence varie d'un pays à l'autre, d'un type d'activité ou d'intérêt humain à un autre. »

L'évaluation de l'importance des événements est aussi reliée au champ d'intérêt qu'étudie le chercheur, tel que suggéré ci-dessus. Pour l'historien de la musique, le compositeur italien du dix-septième siècle Palestrina est d'un grand intérêt. Palestrina est un maillon significatif dans la chaîne évolutive de la composition musicale. Son fin contrepoint aide à expliquer les réalisations musicales de J. S. Bach et de ses héritiers spirituels. Mais son nom peut avec raison être ignoré par un historien politique. Car dans le domaine politique, sa carrière n'a joué aucun rôle digne de mention.

Cette considération nous amène à cette question cruciale : Quelle activité humaine exerce l'influence la plus prépondérante dans l'histoire? L'art? La politique? L'économie? La religion? Aucune réponse ne pourrait obtenir l'unanimité.

L'histoire doit-elle être considérée comme « l'histoire de la liberté », comme l'a évaluée Benedetto Croce? Ou est-ce l'histoire de la justice sociale ou celle des opportunités économiques égales pour tous? La majorité des livres d'histoire penchent fortement vers l'aspect politique de l'histoire. Les hommes d'état et les généraux obtiennent la part du lion dans la plupart des études du passé. Tout en ayant l'intention de décrire le progrès de la civilisation, les historiens supposent que le combat pour dominer la politique est ce qui caractérise le mieux la vie de l'homme sur terre. Le savant historien qui assume que les guerres d'expansion décrivent le mieux une civilisation donnée choisira dans son arsenal des faits prouvés ceux qui lui semblent soutenir sa thèse et les interprétera selon sa philosophie politique. En choisissant certains faits, en écartant certains autres, et en organisant son matériel de sorte que les faits plus récents semblent provenir tout naturellement des faits plus anciens, il arrive à une vision du passé relativement consistante. Un autre historien, travaillant avec les mêmes hypothèses, peut présenter un point de vue plus consistant en incorporant davantage de faits significatifs ou en interprétant les mêmes faits de manière plus convaincante.

Les faits parlent rarement par eux-mêmes. Un éventail de faits bien prouvés ne forme pas obligatoirement l'histoire. Il ne suffit pas non plus de dire que « les faits sont sacrés et que leur libre interprétation est permise ». Les faits comme tels sont des objets morts jusqu'à ce qu'un historien les organise en un tout ayant du sens. Ils acquièrent du sens en faisant partie d'un tout intelligible. Touchés par la baguette magique du sens, les faits deviennent vivants.

Les événements deviennent significatifs en rapport avec d'autres événements. Hors de contexte, un événement n'a pas plus de sens d'une corde sans violon. La campagne de Wilberforce pour l'abolition du commerce des esclaves au début du dix-neuvième siècle fait du sens en conjonction avec les événements contemporains, en Angleterre et ailleurs, dans le contexte de la reconnaissance de la dignité humaine qui a suivi l'éveil de la Révolution française. La Guerre de Sept Ans qui déchira l'Europe du temps de Frédéric le Grand de Prusse ne peut être comprise que comme l'épisode d'un drame plus étendu. Pris dans le contexte de la politique européenne qui tournait autour du concept de la balance du pouvoir, son apparition et son dénouement deviennent intelligibles.

Il y a une logique interne dans la séquence des événements qui, lorsque révélée par l'historien, obtient l'assentiment d'esprits semblables. Cette logique interne est liée à l'attente normale que, sous des circonstances données, les individus ou les groupes se comportent selon un modèle familier. Étant ce qu'elle est, la nature humaine pousse l'historien à anticiper une réponse plutôt qu'une autre.

Ceci ne veut pas dire qu'il y a une inévitabilité intrinsèque à la séquence des événements. S'il n'y avait pas d'alternative à une situation donnée, quelqu'un pourrait parler des lois de l'histoire et les événements politiques pourraient devenir aussi prévisibles que les événements de la nature. Cette croyance est encore entretenue par les déterministes purs et durs. Mais les réactions humaines au même ensemble de circonstances varient largement. Nous pouvons parler tout au plus de probabilités. Dans la plupart des explications de l'histoire, notre esprit est satisfait si la séquence des événements tombe à l'intérieur d'un spectre raisonnable d'alternatives prévues. Sinon nous sommes justifiés de douter de l'explication en question. Dans de tels cas, plus souvent qu'autrement, un ou plusieurs faits importants ont été ignorés : En prenant en considération l'information additionnelle, il devient possible de reconstruire la séquence des événements de manière à plaire à notre intelligence et nous satisfaire de l'explication.

La signification d'une partie se comprend seulement dans le contexte plus large du tout. Pour le biologiste, la cellule acquiert son sens en fonction du tissu qu'elle compose, le tissu en fonction de l'organe, et l'organe en fonction de l'organisme. De même pour l'historien, un événement acquiert du sens dans la chaîne des événements ou de l'époque, l'époque dans le contexte d'une civilisation, et la civilisation dans le contexte de l'histoire universelle. Pour l'homme, la quête de sens dans l'histoire peut, selon la profondeur de sa recherche, s'arrêter à n'importe quel niveau où sa compréhension reste partielle. Pour des raisons pratiques, la curiosité de l'homme est souvent satisfaite quand l'objet de sa question est expliqué par le niveau suivant de compréhension.

Même si une compréhension partielle peut satisfaire les besoins pratiques, l'homme agité se voit forcé de poursuivre sa recherche de l'ultime signification. Aucune demi-vérité ne le satisfera. Une motivation innée le pousse. Tout comme le sens de la nature physique doit être recherché au-delà de la nature dans la métaphysique, la signification ultime de l'histoire doit être recherchée au-delà de l'histoire. L'homme a besoin d'un autre point de vue et l'exige.

Ceux qui refusent de dépasser le niveau historique doivent par là même conclure que l'histoire universelle n'a pas de sens. Ils atteignent une impasse. Mais là où la raison seule ne voit rien d'autre qu'un mystère incompréhensible, la foi biblique voit Dieu comme le Maître de l'histoire. Par la foi, l'histoire acquiert un sens dans le contexte plus vaste d'un ordre éternel, l'ordre de Dieu. L'histoire humaine avec sa lumière et ses ombres, ses accomplissements et ses défaites, ses espoirs et ses frustrations, est vue par l'homme biblique comme faisant partie d'une espèce d'éternité, d'une réalité plus grande. « Par la foi nous comprenons », écrivait l'auteur de la lettre aux Hébreux ( 11.3 ). « Derrière le pâle inconnu », la foi voit Dieu qui, en tant que Seigneur de toute vie, communique un sens à la fois à l'existence individuelle et au domaine sombre de l'histoire universelle.

Comme nous l'avons déjà fait remarquer, le concept de la signification est indissolublement lié avec le concept d'ordre, un ordre divin. Cet ordre divin doit être compris non comme étant statique mais comme un ordre dynamique, progressant vers un objectif choisi par Dieu et conforme à Son plan. Les croyants estiment possible de retracer ce plan divin dans les pages de l'histoire. Il serait inutile de parler d'un tel plan s'il devait à jamais demeurer impossible à identifier à travers le jeu des événements qui composent l'histoire humaine. Mais nous devons l'admettre, la tâche de retracer un tel plan dans les dédales de l'histoire est comparable à la difficulté que nous avons de discerner un quelconque patron significatif dans la voûte toujours variable des nuages.

Un obstacle majeur est qu'en règle générale, les récits historiques disponibles n'ont pas été écrits du point de vue de la foi. Ils reflètent plutôt l'orgueil et la propre suffisance de l'homme. Comme résultat, le croyant fait face à une tâche presque insurmontable quand il tente de retracer les évidences d'un plan divin parmi les données rassemblées par des spectateurs séculiers de la scène humaine. Des événements d'importance au niveau religieux ont été ignorés en faveur d'autres événements qui convenaient mieux aux présuppositions des écrivains. Ce qui semblait d'importance majeure au niveau politique ou militaire et ceci représente l'ensemble de l'histoire consignée par écrit peut avoir eu seulement une influence bénigne sur le drame religieux. C'est une vérité évidente que chaque historien a choisi, enregistré et souligné les événements qui appuient sa vision de la réalité. Plus souvent qu'autrement, les historiens se préoccupent de ce qui est arrivé sur le champ de bataille et se soucient peu des « grands motifs secrets du coeur » qui accompagnent chaque tournant majeur de l'histoire. Mais ce sont précisément ces « motifs secrets du coeur », les grandes décisions morales et spirituelles qui éclaireraient le développement d'un plan divin dans l'histoire. L'inexactitude d'une exposition séculière du passé de l'homme n'est pas due à une intention malicieuse mais à l'incapacité de l'historien de sonder plus profondément sous la surface. C'est comme si un observateur devait décrire l'océan au printemps à partir de la côte terre-neuvienne en comptant les icebergs flottant sur la grande mer bleue tout en ignorant que neuf dixièmes du volume de ces icebergs se trouvent cachés sous la surface et que de puissants courants orientent ces montagnes de glace selon un tracé défini. Malgré sa formation professionnelle, la vérité demeure que l'historien séculier est plus facilement impressionné par les événements qui ébranlent la scène politique, tout en demeurant aveugle devant les mouvements d'importance religieuse parce que c'est spirituellement seulement qu'on peut les discerner ( 1 Corinthiens 2.14 ). Et puisque l'historien chrétien est, en dépit de ses meilleures intentions, ainsi limité dans sa capacité de sonder en deçà de la surface des événements et d'obtenir un aperçu des courants invisibles qui produisent les tensions spirituelles et les espoirs, un compte-rendu pleinement convaincant de l'histoire comme progressant vers un objectif divin peut à jamais rester hors de sa portée. La foi seule est capable de franchir le vide entre les données objectives et la signification ultime.

En tant qu'homme de foi, l'historien chrétien n'a aucune excuse à offrir pour sa conviction que l'histoire suit un tracé divin. Cette affirmation n'est qu'un corollaire d'une conviction encore plus élevée, c'est-à-dire que Dieu existe et qu'Il est aux commandes. Le chroniqueur n'est pas assez audacieux pour prétendre pouvoir discerner le but divin dans chaque événement ou série d'événements donnée. Mais il n'est pas non plus prêt à abandonner sa croyance que l'histoire vue dans son ensemble témoigne de l'implication de Dieu.

La tâche de réinterpréter l'histoire d'une manière consistante par rapport à la foi chrétienne pose un défi continuel à l'historien chrétien. Le fait que les tentatives précédentes ne nous satisfassent plus n'est pas une raison d'abandonner l'entreprise comme non rentable. Augustin n'était pas satisfait de la théodicée d'Eusèbe , aussi composa-t-il « La Cité de Dieu ». Il entreprit une tâche noblement conçue dans la « Préparation évangélique » d'Eusèbe et la poussa beaucoup plus loin, selon ce que lui dictait la lumière de son génie hors du commun. Trois générations avaient passé mais de nouvelles questions demandaient explication. Rome avait été saccagée par Alaric et les Visigoths en 410 après J.-C. et pour les spectateur angoissés, c'était comme si l'univers traditionnel du bon sens s'était effondré. Mais aucune grande idée ne s'érige sur un vide. Le travail préliminaire de pionnier d'Eusèbe et de Sextus l'Africain fut essentiel à l'oeuvre magistrale de l'évêque d'Hippo. Pour utiliser le fameux dicton attribué à Newton, Augustin a vu plus loin parce qu'il se tenait sur les épaules de géants. Augustin ne trouva aucun digne successeur dans les siècles malheureux qui ont suivi. Ni Grégoire de Tours, ni Isidore de Séville, ni l'honorable Bède n'ont senti le besoin de composer une nouvelle théodicée. Ils se sont contentés d'écrire des histoires de portée limitée. Leur principal handicap fut de permettre au tumulte provoqué par les invasions barbares de modifier leur perspective. Ils n'ont même pas tenté d'adapter les événements de leur temps au modèle divin, même dans un plan de leur propre invention grossièrement conçu. D'autre part, Augustin, même s'il a vécu au temps de l'invasion d'Italie par les Visigoths, était suffisamment distant de la scène de l'action, dans la sécurité de son évêché de l'autre côté de la Méditerranée, pour être capable de réfléchir sur les implications plus vastes d'un effondrement de l'empire. Aux yeux du moyen âge, Augustin a satisfait si bien à cette quête de sens dans l'histoire qu'il ne restait plus rien à dire.

La Réformation protestante n'a produit aucune philosophie particulièrement valable de l'histoire. Les Réformateurs étaient trop occupés à changer la hiérarchie ecclésiastique pour s'engager dans des réflexions historiques. Le scholasticisme évangélique vide qui a suivi, doublé des guerres religieuses qui gardèrent l'Europe dans l'instabilité pendant un siècle de plus s'est également avéré infructueux dans ce sens. Ce n'est qu'avec Bossuet, à la fin du dix-septième siècle, que le problème du sens historique refit surface. Bossuet, le plus éloquent des prélats catholiques de son temps et le tuteur du dauphin français, prit franchement position en faveur d'une vision providentielle de l'histoire, qui fut rapidement identifiée comme la vision biblique.

Une génération plus tard, Voltaire et les rationalistes du siècle des lumières se dissocièrent du point de vue de Bossuet. Dans les cercles rationalistes français et ensuite partout, la compréhension providentielle de l'histoire fut écartée comme naïve et remplacée par l'idée d'un progrès inévitable. Apparemment soutenue par la vision scientifique en vogue, elle a duré jusqu'à nos jours sous un déguisement ou un autre. Deux guerres mondiales aux conséquences catastrophiques sont venues miner le dogme optimiste d'un progrès inévitable. Les retranchements confortables que la raison avait bâtis avaient été démontrés non sûrs et l'homme errait une fois de plus dans sa quête du sens de l'histoire. Les livres innombrables publiés depuis 1936 sur l'interprétation de l'histoire ont donné un témoignage éloquent de la situation fâcheuse de l'homme devant la menace existentialiste d'une absence de sens dans l'histoire.

Ce volume a été écrit avec la conviction que la vision biblique de l'histoire garde sa validité et mérite notre considération candide. La plupart des supposées « raisons scientifiques » de la rejeter qui semblaient plausibles il y a une ou deux générations ne tiennent plus. Il n'y a pas de raison non plus de permettre aux nombreux points de vue existentialistes nihilistes d'avoir le champ libre sans contestation. Les deux chapitres qui suivent « La chance et la Providence » et « Providence et liberté » chercheront à répondre aux plus sérieuses objections dirigées contre le point de vue biblique. Ils devraient servir d'introduction à un exposé systématique de la signification biblique de l'histoire.