Quand aucune explication naturelle ne semble adéquate pour interpréter
un événement particulier, un historien athée peut employer sa propre
idée de la chance : l'accident historique. La citation suivante venant
d'un volume récent sur les anciennes civilisations servira d'exemple :
« Nous sommes forcés de plusieurs façons de conclure que le principat
fondé par Auguste fut un accident historique résultant de la longue
vie du premier prince. » (Tom B. Jones, Ancient Civilization, p. 399)
Puisque les raisons classiques données pour le succès du principat
semblent insatisfaisantes, cet historien séculier a recours à la moins
plausible de toutes les explications, celle de l'accident
historique.
Considérant les conséquences bénéfiques du règne d'Auguste, la
stabilité remarquable qu'elle a introduite dans le climat politique et
le fait que sous son règne Jésus est né en ce monde, il semble plus
raisonnable d'étiqueter ce règne florissant comme providentiel plutôt
qu'accidentel. Même si l'Écriture endosse sans équivoque le point de
vue providentiel de l'histoire, cela ne donne à personne l'autorité
d'étiqueter certains événements comme providentiels et d'autres non.
Ce peut être en effet plus près de la vérité de dire que la divine
Providence est une influence silencieuse et omniprésente façonnant le
cours entier de l'histoire plutôt qu'une action ponctuelle et
cataclysmique. Elle peut évidemment être les deux; mais, bien que nous
puissions être convaincus de l'opération discrète et continue de la
Providence menant toute l'histoire vers le but qui lui est assigné, il
semblerait pure vanité sur le plan humain d'affirmer qu'un événement
est « plus » providentiel qu'un autre.
Cependant la plupart des croyants semblent poussés à partager la
prédilection d'Élie pour le spectaculaire en tant que mode normal
d'opération de la Providence, passant par-dessus le fait que le Dieu
qui opère silencieusement dans la nature est le même Dieu qui poursuit
gentiment Son dessein rédempteur dans l'histoire. Même Élie, le «
showman » par excellence, a découvert avec étonnement sur le mont
Horeb que la présence de Dieu ne s'était pas manifestée dans le feu
dévorant ou le vent puissant ou encore le redoutable tremblement de
terre comme il avait toujours eu tendance à le croire mais dans la «
toute petite voix ». Et c'est exactement ce que nous devrions attendre
si la liberté de choix de l'homme doit être préservée. Dieu influence
gentiment l'homme de plusieurs façons différentes mais la décision
finale est néanmoins celle de l'homme et non celle de Dieu. En
dernière analyse, Dieu ne force pas l'action humaine par une puissance
de persuasion renversante. Cependant cette douceur même de la
direction divine devient une pierre d'achoppement pour les croyants
comme pour les incroyants. Une génération, même un siècle est souvent
une période de temps trop courte pour juger de la direction dans
laquelle la Providence divine avance, justifiant presque mais pas
suffisamment le scepticisme de la philosophie naturelle. C'est
seulement dans le large éventail des siècles que l'étendue majestueuse
du dessein providentiel de Dieu devient évidente au regard humain.
Eusèbe, historien d'église de Césarée (260-340), en dépit de la
connaissance limitée qu'il avait à sa disposition, eut l'intuition que
les fils brisés du passé de l'homme pouvaient être tissés en un tout
significatif si l'histoire était considérée comme une préparation pour
l'évangile. C'est seulement ainsi, selon sa pensée, que les
incongruités de l'histoire avec tous ses malheurs et ses espoirs
inachevés pouvaient être interprétés comme la concrétisation du plan
divin. Tirant son inspiration principale des écrits de Paul, Eusèbe
reconnaît dans l'histoire un patron intelligible. Pour lui, l'histoire
se déplace vers un but que Dieu a Lui-même choisi. Ceci équivaut à
dire que l'histoire, en tant qu'ensemble des événements qui affectent
les hommes d'une société, est sous la direction de Dieu. L'histoire,
comme l'a clairement reconnu Vico (voir R. G. Collingwood, The Idea of
History, p. 63-71), est la création de l'homme mais elle est sous la
direction de Dieu.
Ceci ne veut pas dire que l'histoire prouve Dieu. L'histoire révèle
Dieu à l'oeil de la foi de la même manière que la nature révèle Dieu à
l'oeil de la foi. Il y a suffisamment de preuves de la domination de
la Providence divine pour soutenir la foi, bien qu'elles ne soient
jamais renversantes au point de nous y forcer. Ainsi l'histoire fait
du sens pour le croyant tout en restant une énigme insoluble pour
l'incroyant.
Si seul le passé récupérable est fait, dit R. G. Collingwood, de ces
bribes d'actions volontaires qui ont laissé leur marque sur la scène
politique, économique, esthétique ou religieuse, il serait étrange que
le passé historique, lui-même le résultat de la pensée, ne montre
aucun patron intelligible. Les actions délibérées du passé peuvent
être comprises et retenues parce qu'elles comportent une certaine
logique. L'historien est sûr que la même logique qui opérait dans
l'esprit de César alors qu'il traversait le Rubicon est la logique qui
opère aujourd'hui dans son propre esprit, autrement il serait
incapable de comprendre les actions de César. La pensée logique est
donc le seul maillon qui lie l'historien avec les acteurs passés de
l'histoire. Devrions-nous alors conclure que certains fragments
particuliers du passé sont intelligibles parce que ce sont des actes
d'une pensée délibérée, alors que l'ensemble reste inintelligible
parce qu'il ne montre aucune logique? Certainement pas! C'est pourtant
la position prise par les historiens qui insistent pour dire qu'il
n'existe aucun patron dans l'histoire.
Mais si certains nient que l'histoire suive un patron, d'autres
étudiants du passé de l'homme affirment le contraire avec autant
d'emphase. Ainsi Hegel, révisant les événements décisifs allant de la
Réforme à la Révolution française, détecta une tendance à
l'affranchissement chez l'homme ordinaire. Il aurait été impossible de
vivre en Europe au début du dix-neuvième siècle sans entendre sonner
la cloche de la liberté au-dessus de territoires toujours plus grands.
Le concept d'une liberté accrue a touché Hegel comme le « principe
d'explication du cours de l'histoire » l'a fait avec Benecetto Croce
deux générations plus tard (History as the Story of Liberty, p.
61).
La reconnaissance d'un patron n'implique pas nécessairement une vision
déterministe de l'histoire. Il est possible d'admettre qu'une
Providence générale guide les grandes lignes de l'histoire tout en
réservant un vaste domaine à la liberté individuelle. Tout comme les
événements à l'échelle atomique sont de petites réactions en chaîne,
suivant des probabilités plus ou moins grandes, de même sur la scène
de l'histoire, les décisions humaines ne produisent pas nécessairement
un seul résultat non équivoque mais plutôt une alternative entre
plusieurs.
Ces alternatives possibles ne sont pas l'effet du hasard ni est-ce
qu'elles sont contradictoires; autrement toute planification
deviendrait impossible. Les pages de l'histoire regorgent d'exemples
de plans soigneusement préparés mais échoués sur les hauts-fonds lors
de ce qui semble d'aveugles accidents. Les plans d'Alexandre pour
conquérir l'Arabie furent ruinés par sa mort précoce à Babylone. Le
même sort est tombé sur le programme grandiose de Jules César quand il
est entré au Sénat aux Ides de mars en 44 av. J.-C., à l'encontre du
conseil de ses amis. Le plan de Julien l'Apostat de rétablir la
religion païenne dans l'empire romain, le rêve de Napoléon de
conquérir la Russie et celui d'Adolf Hitler d'unifier l'Europe sous un
Troisième Reich furent tous soigneusement préparés et pourtant mis en
pièces par les circonstances.
Les plans sont faits parce que les hommes comptent sur une chance
raisonnable qu'ils vont produire les résultats désirés. Ce n'est
cependant jamais plus qu'une chance raisonnable ayant la même
possibilité d'arriver que celle de nous enrichir à la bourse. En dépit
des chances contraires, les hommes continuent à faire des plans parce
qu'il y a une certaine logique dans les résultats. Si tous les plans
échouaient, l'homme aurait cessé de planifier depuis longtemps. Il n'y
aurait pas d'histoire à raconter, car seules les actions délibérées et
ayant un objectif peuvent être analysées par l'historien. Néanmoins le
fait demeure obstinément : les plans échouent. La possibilité toujours
présente d'un échec est donc l'évidence de l'ouverture de
l'histoire.
Par conséquent, comme le faisait remarquer Isaiah Berlin, il n'y a
rien qu'on puisse qualifier de totalement inévitable historiquement. «
L'évidence d'un déterminisme continu n'est pas à notre portée et s'il
existe une tendance persistante à y croire sous une forme théorique
quelconque, c'est assurément dû bien plus à un idéal scientifique ou
métaphysique ou à un désir languissant de se décharger de fardeaux
moraux, de minimiser notre responsabilité individuelle et de la
transférer à des forces impersonnelles pouvant être accusées sans
danger de causer tous nos mécontentements, plutôt qu'à une
augmentation de nos capacités de réflexion critique ou à une
amélioration de nos techniques scientifiques. » (Historical
Inevitability, p. 75-76)
Le point de vue biblique de l'histoire rejette le déterminisme causal
parce qu'il minimise la responsabilité personnelle qui est
fondamentale à la compréhension biblique de l'homme créé à l'image de
Dieu. Il rejette aussi le point de vue que l'histoire soit totalement
indéterminée c'est-à-dire qu'elle ne présente aucun patron
reconnaissable. Le point de vue qu'il soutient est que l'histoire
reste toujours à la portée de Dieu. Ce point de vue préserve ainsi la
liberté de choix de l'homme et sa responsabilité, tout en maintenant
le contrôle global de Dieu sur le cours de l'histoire.
La Providence peut utiliser différentes alternatives pour diriger les
événements à venir selon un plan divin. Cette supervision divine est
forcément discrète de manière à ne pas empiéter sur la liberté de
l'homme d'une part, ou à le priver de la nécessité de marcher par la
foi de l'autre. Jamais importune, la Providence divine est aussi
présente que l'air qui nous entoure.
Pour un historien, introduire la chance ou l'accident comme principe
de base pour expliquer les événements devient un aveu de son ignorance
de la vraie cause. La chance n'est pas une cause réelle. Faire appel à
des « accidents historiques », c'est admettre l'ignorance des causes
réelles. En tant que principe d'explication, la chance est le dernier
argument de l'ignorance.
A. J. Toynbee fait référence à l'expérience qui est arrivée au jeune
Gaius Julius César autour de 76 av. J.-C. quand il allait de Rome à
Rhodes. Il tomba par accident entre les mains de pirates en compagnie
desquels il passa quelques jours sombres. Toynbee fait ensuite cette
remarque : « Si ceux qui l'avaient capturé avaient décidé de le
liquider, comme il les liquida après avoir acheté sa libération,
l'histoire du monde aurait pris une tournure différente. » (Hellenism,
p. 188) Pascal proposa le fameux « si » à propos du nez de Cléopâtre:
Supposons que le nez de Cléopâtre ait été plus long. En fait, un
historien du dix-septième siècle écrivit tout un volume sur ce
qu'aurait été l'histoire du monde si César n'avait pas été tué (voir
R. G. Collingwood, Op. cit., p. 80).
Les spéculations sur les « si » de l'histoire sont stériles sauf pour
l'élément de contingence, d'imprévu de l'histoire. Les événements ont
pris une toute autre tangente à certains moments à cause de ce qui
nous semble de simples broutilles. S'il n'avait pas plu le matin de la
bataille de Waterloo, l'artillerie de Napoléon sur laquelle il
comptait tellement aurait peut-être été déplacée pour lui donner
l'avantage et changer la défaite en victoire. Au chapitre 4 de
l'ouvrage stimulant de Oscar Handlin sur les accidents qui ont façonné
l'histoire américaine, il s'arrête longuement sur la rencontre
fortuite entre la division confédérée du général A. P. Hill faisant un
raid à Gettysburg pour y chercher des provisions et la division de
cavalerie du général de l'Union John Buford, l'avant-garde de l'Armée
du Potomac. Jetées de manière inattendues dans la bataille, les deux
armées ont commencé cette lutte de quatre jours qui « déterminerait le
sort de la Confédération et de l'Union. » (Chance or Destiny Turning
Points in American History, p. 92) Concernant la Révolution
américaine, il parle de « la chance qui permit à deux armées séparées
et à deux flottes séparées de converger au bon moment sur Yorktown et
de la tempête inattendue qui empêcha le général anglais Cornwallis de
s'échapper de la ville assiégée » (id. p. 26). Ces deux événements
apparemment capricieux conspirèrent pour amener la défaite qui décida
de l'issue de la guerre.
La chance dans l'histoire a été définie comme l'apparition fortuite de
plusieurs causes dont une seule n'aurait pu produire le résultat que
leur combinaison a produit. La probabilité que de telles causes
arrivent en même temps est minime, éliminant l'explication que c'est
par chance ou par accident qu'elles ont concouru. Le chrétien
substitue « la Providence » à « la bonne fortune ou l'accident » et
insiste sur le fait que la Providence utilise ou produit les
alternatives afin d'en tirer le résultat le plus conforme au plan
divin.
Rejetant le point de vue déterministe de l'histoire, H. H. Rowley,
remarquable spécialiste de l'Ancien Testament, explique le point de
vue biblique comme suit : « L'histoire d'aujourd'hui est née de la
situation d'hier, mais elle n'est jamais totalement déterminée par
cette situation... Il n'y a jamais rien d'inévitable dans le cours du
progrès comme si c'était le dévoilement continuel de ce qui était déjà
latent et implicite. » (Re-Discovery of the Old Testament, p. 25)
Il y a bien sûr, des historiens qui ne sont favorables ni à la vision
déterministe ni à la vision providentielle de l'histoire. Lorsque
confrontés à des dénouements inattendus, comme il arrive souvent aux
historiens, ils n'ont aucune autre ressource que de faire appel, comme
quelqu'un l'a dit, « au concours fortuit de facteurs chanceux ». Le
point de vue providentiel n'est cependant pas inconsistant avec une
analyse sérieuse. Tout en permettant à Dieu d'avoir Sa place dans
l'histoire, il ne décourage aucunement une analyse complète de toutes
les données disponibles. Il ne craint pas non plus qu'une fois
l'événement expliqué à fond, Dieu soit exclus du procédé. Au
contraire, Dieu reste le garant de l'intelligibilité de n'importe quel
événement historique, car Il reste le garant du déroulement de
l'histoire pour tous les temps.
Le fait que « l'histoire est le récit de la liberté » est un indice
valable pour nous aider à retracer l'oeuvre de la Providence dans
l'histoire. Comment la liberté, une aspiration commune à l'homme,
pourrait-elle surgir de la matière brute qui ne montre aucun caractère
de liberté? Cette aspiration, corollaire de la dignité humaine, ne
peut provenir que de Dieu en tant qu'esprit, car seul l'esprit est
libre. Paul dit : « Là où est l'Esprit du Seigneur, là est la liberté. » (
2 Corinthiens 3.17 )
L'homme ne peut jamais réaliser tout le potentiel de son être, sinon
dans une atmosphère de liberté. Même s'il ne l'a pas totalement
effacée, l'image de Dieu en l'homme a été souillée par le péché. La
liberté sans responsabilité est licence et la responsabilité sans
liberté est esclavage. L'homme a perdu sa liberté dans l'histoire.
L'objectif de Dieu couvrant toutes les pages de l'histoire était de
rétablir dès le commencement l'image divine en l'homme et ainsi rendre
de nouveau l'homme véritablement humain et véritablement libre.
En choisissant de pécher, c'est-à-dire de se rebeller contre Dieu,
l'homme s'est placé sous la domination de sa nature inférieure. Au
lieu de vivre sur le plan spirituel de responsabilité dans un cadre de
liberté, il est tombé au niveau charnel où son esclavage s'est
transformé en une irresponsabilité trompeuse, elle-même une forme
d'esclavage. En n'étant responsable envers personne sauf lui-même,
l'homme déifie le moi, fait de sa propre personne son dieu et ajoute
au péché de rébellion celui de l'idolâtrie. Cette idolâtrie de l'ego
le pousse à tenter de faire de son prochain son esclave, à tenter de
forcer les autres à reconnaître sa fausse divinité. Ainsi l'histoire
devient celle d'hommes pris en esclavage, luttant désespérément pour
obtenir la suprématie ou à tout le moins pour être délivrés de cet
esclavage.
Telle est la condition historique de l'homme par suite de son
aliénation avec Dieu brièvement résumée dans la description biblique
du problème universel. Le plan de la rédemption doit donc inclure à la
fois la délivrance de l'esclavage personnel et son corollaire, la
délivrance de l'esclavage politique. Jésus de Nazareth a dit : « Si
donc le Fils vous affranchit, vous serez réellement libres. » (
Jean 8.36 )
L'esclavage politique dégrade et déshumanise l'homme. Mais alors que
la délivrance de l'étreinte du péché demeure une expérience
individuelle et largement subjective, la délivrance de l'esclavage
politique couvre amplement les pages de l'histoire. Elle touche
énormément de peuples. Elle est ouverte au regard de tous. Son impact
sur la société ne peut être ignoré. Elle n'est qu'une étape dans le
processus global de la rédemption, mais elle est souvent le prérequis
de tout ce qui suit. Les infirmités physiques diminuent la liberté et
nuisent souvent à la régénération spirituelle. Pour cette raison,
l'éradication de telles infirmités a occupé une grande partie du
ministère terrestre de notre Seigneur. De même les incapacités
politiques aveuglent souvent les hommes devant leur vraie dignité et
leur fait oublier l'appel spirituel qui leur est adressé de devenir de
nouveau enfants de Dieu et regagner ainsi leur liberté perdue.
Cette Providence divine remplit les hommes d'une soif de liberté qu'il
est impossible de satisfaire et guide le processus historique vers une
plus grande liberté politique pour le plus grand nombre. Cette
insatiable soif de liberté est la force motrice principale dans
l'histoire. Les évidences montrant cette aspiration universelle en
train de se réaliser de manière graduelle contre toutes probabilités,
sont les gages chrétiens que Dieu est à l'oeuvre, exécutant patiemment
Son dessein de grâce sur la scène de l'histoire.